Le 8 mai 2018
Avalé par son envie de démontrer, le récit d’Edouard Louis déçoit beaucoup.
- Auteur : Edouard Louis
- Editeur : Editions du Seuil
- Date de sortie : 3 mai 2018
- Plus d'informations : Le site officiel
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Résumé : Edouard Louis approfondit la veine sociologique de ses deux premiers livres, évoque à nouveau son père et les sentiments qu’il lui inspire, entre colère et pardon.
Notre avis : Une fois qu’on aura dit que le nouveau livre d’Edouard Louis était "rageur", "poignant", une fois qu’on aura épuisé tout le stock des mots empruntés à la psychologie, pour évoquer "le cri" d’amour, de colère, ou on ne sait quel terme emprunté à l’air ambiant, dont il émane des parfums de résilience, il faudra bien penser à froid et considérer ce texte pour ce qu’il est : une oeuvre écrite, une proposition formelle. Et il convient, pour elle comme pour les autres, d’en évaluer la pertinence, dans le champ dont elle relève : la littérature. Non pas la littérature assujettie à la sociologie, mais voisinant avec elle, par un dialogue constant, s’enrichissant de son éclairage, assumant la part d’engagement dont procède le découpage des situations qu’elle met en jeu.
Or, la conclusion, ici, c’est que tout converge vers une démonstration à laquelle on souscrit, sans se départir d’un sentiment de gêne, qui ne tient évidemment pas au constat social, mais à la manière dont on devine, depuis le début, à quelle fin aboutira l’auteur : la condamnation d’une violence institutionnalisée, qui, de président en président, de gouvernement en gouvernement, provoque une émotion légitime, à laquelle nous étions déjà préparés avant de lire l’ouvrage, puisque nous connaissions déjà Edouard Louis, et que les pages de ce nouvel opus ne nous apprennent rien de plus qu’une conférence bourdieusienne, incarnée dans un corps ouvrier.
S’il faut quelquefois regretter qu’un récit soit au service d’une démonstration, qu’une perspective sociologique -fût-elle pertinente- lui serve de cadre, alors on se désolera du livre d’Edouard Louis, en constatant que par le passé Annie Ernaux, au moins, n’avait pas lesté son propos de sentencieuses remarques, pour accompagner la narration, qu’elle laissait les situations parler d’elles-mêmes dans leur pure immanence. On fait ici allusion à un livre comme La place, qui se passe de commentaires, tant il est vrai que s’y trouve déclinée, en bien des circonstances, la honte sociale théorisée par Bourdieu.
Mais déclinée de manière littéraire, dans le creux de l’ellipse ou de l’euphémisme, là où le récit de Louis, benêt, met les pieds dans le plat, abandonnant l’idée qu’une oeuvre existe aussi à travers ce qu’elle absente : le poids de l’explication , notamment.
Puisque l’on admet que tout commentaire d’une situation conforte l’énonciateur dans une position surplombante, qui est celle de l’auteur et non du narrateur, alors il faut conclure que, bien malgré elle, l’écriture prend acte de ce constat implacable : Edouard Louis est passé du côté des intellectuels : l’effacement répété de la voix narrative, dans le cadre strict de ces exégèses, le construit comme tel, toujours prêt au commentaire, toujours prêt à solder le sens de séquences plus complexes qu’elles n’y paraissent, à première vue.
Ce n’est sans doute pas ce que l’écrivain souhaite et on ne le soupçonnera pas d’affecter la sincérité : c’est pourtant ce qu’on lit. Et l’on ne peut pas dire qu’en terme d’interprétation, le texte ait autre chose à proposer que des lieux communs : ainsi, évoquant l’intérêt de son père pour les nouvelles technologies, le propos ne se hisse pas au-dessus de ce qu’un lecteur lambda aurait spontanément conclu : "tu étais fasciné par toutes les innovations technologiques, comme si à travers la nouveauté qu’elles incarnaient tu avais voulu insuffler dans ta vie un renouveau auquel tu n’avais pas eu droit.".
On ne demande pas forcément à un auteur d’être plus intelligent que son destinataire, on aurait même tendance à déplorer qu’il prenne la pose : un certain histrionisme littéraire s’acharne à justifier une légitimité qui, forcément, prend les atours d’une élection. Mais on n’aime pas non plus qu’un texte littéraire, aux accents de tract politique, se conforte dans la certitude de sa propre vérité, en appréhendant des mécanismes d’oppression par des slogans simplistes -"Jacques Chirac et Xavier Bertrand te détruisaient les intestins"- , quand bien même une part importante de la réalité sociale française sortirait des décisions prises par Sarkozy, Hollande, Macron, et provoque un légitime sentiment de révolte. La personnalisation des accusations proférées entrave l’examen de mécanismes structurels, dont la complexité justifie au moins la relecture de Bourdieu. Ou de Rancière. Et l’on ajoutera, sans être puriste : le travail de l’écriture ne saurait se contenter de ces slogans incantatoires.
Parce qu’il préfère le pathos et symbolise la figure du nécessiteux, parce qu’il trouve une écriture pour le crier sur tous les toits, ce livre en forme d’aumône est finalement persuadé que le pauvre a besoin de ses intellectuels, comme le chien a besoin de ses maîtres.
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