Détruire, disent-ils
Le 1er septembre 2004
Nancy Huston pourfend avec passion le néantisme et se fait le chantre d’une littérature à visage humain.
- Auteur : Nancy Huston
- Editeur : Actes Sud
- Genre : Roman & fiction, Littérature blanche
Un essai qui ne manque ni de profondeur ni de drôlerie, dans lequel Nancy Huston pourfend avec passion le néantisme et se fait le chantre d’une littérature à visage humain.
En cette rentrée 2004, Nancy Huston jette tranquillement son pavé dans la mare et va faire des vagues, c’est certain. Le sujet de son essai : les néantistes. Pour faire court et les définir en quelques mots, il s’agit des écrivains responsables de la "schopenhauerisation" du monde intellectuel, ces professeurs de désespoir que vous et moi lisons et bestsellerisons. Nancy Huston, un peu énervée par certaines de ses lectures, se pose les bonnes questions : comment devient-on néantiste ? pourquoi cette "mode" de se complaire dans le sombre, le pessimiste, le déprimant ? quelle est l’influence de notre époque sur la propagation de cet absolutisme destructeur ?
Prenant comme interlocutrice une Déesse Suzy empruntée à Thomas Bernhard, Nancy Huston tente de comprendre comment sont venus à Schopenhauer, puis à ceux qu’il a si fortement influencés (Beckett, Cioran ou Bernhard, justement), ce sentiment de hideur de la vie, ce dédain de tout ce qui fait kitsch - sentiments, altruisme -, cet élitisme hautain, ce mépris du banal et du quotidien et ces rages diverses. Tirant des parallèles entre les enfances des uns et des autres, hommes et femmes (Jelinek ou Angot) ayant succombé à ce démon, écrivains morts ou vivants (oui, elle ose s’attaquer à des monuments comme Kundera, Kertész ou Houellebecq - le plus doué selon elle -, ils lui ont fait du mal, pourquoi ne leur en ferait-elle pas aussi un peu ?), Huston sonde les écrits, traque les névroses, débusque le méchant visage de l’absurdité toute-puissante, de la vie envisagée comme une calamité, de la haine de soi (et de la famille et de tous les autres par conséquent) érigée en système universel, de l’esprit primant sur le corps, du mythe de la liberté absolue, du suicide en tant qu’accomplissement suprême.
Bon, me direz-vous, ce n’est pas bien drôle, tout ça... Eh bien si, justement, c’est profond, c’est tragique à souhait mais c’est par moments carrément tordant : respiration d’humour ô combien nécessaire au milieu d’un si terrifiant cynisme. Et ça sonne bigrement juste, dans ce dialogue entre Nancy Huston et Déesse Suzy, qui finit par s’agacer et même par rigoler d’entendre toujours la même rengaine, de voir les mêmes thèmes toujours abordés, absence d’amour, misère sexuelle, horreur du passage du temps, dégoût du corps, ad lib. Est-ce que toute cette noirceur a un quelconque rapport avec la vraie vie ? "dire le pire, est-ce dire la vérité ?", s’interrogent de conserve la déesse et l’auteur. Qui vont plus loin et osent se demander tout haut ce que parfois nous nous demandons tout bas : est-ce que ceci ressemble au rôle que devrait jouer la littérature ? Vous, lecteurs de Nancy Huston, aurez déjà compris que sa réponse est non, mille fois non. Que si elle reconnaît un talent d’écrivain énorme à certains de ceux qu’elle pourfend, elle ne peut adopter leurs thèses, souscrire à leurs excès, que son féminisme se hérisse, que son cœur renâcle, que son cerveau regimbe. Et qu’entre ce nihilisme destructeur et un utopisme béat, attitudes adolescentes, existe une voie médiane et adulte, celle du parti pris de la vie, celle qu’elle emprunte dans ses romans magnifiquement tissés de réalité et de désespérance, de chagrin et d’amour, de rire et de souffrance, assignant ainsi une mission autrement plus généreuse à l’écriture : participer du monde, être attentif aux autres, percevoir et faire percevoir "le flux et le reflux des choses".
Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Actes Sud, 2004, 384 pages, 23 €
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20 septembre 2004
Professeurs de désespoir - Nancy Huston
Comment Nancy Huston, qui se dit belle et intelligente – et elle l’est – a-t-elle pu passer ainsi à côté d’un écrivain comme Thomas Bernhard ? Comment n’a-t-elle pas compris qu’au fond du désespoir il donnait ses lettres de noblesse à la littérature, que lorsqu’il pourfend les artistes, écrivains et autres, c’est parce qu’il les aime, que son exigence artistique est telle qu’aucun ne peut la satisfaire ? C’est cette soif d’absolu à laquelle rien ne peut répondre qui en fait le grand écrivain qu’il est. Que Nancy Huston relise "Maîtres anciens" qui contient la plus belle déclaration d’amour qui soit : "J’ai tiré plusieurs tiroirs de plusieurs commodes et j’ai regardé dedans et, toujours à nouveau, j’ai sorti des photos et des écrits et des correspondances de ma femme, et j’ai posé toutes ces choses l’une après l’autre sur la table et je les ai toutes regardées l’une après l’autre, mon cher Atzbacher, comme je suis honnête je dois dire qu’en même temps je pleurais. Soudain j’ai donné libre cours à mes larmes, je n’avais plus pleuré depuis des années et tout d’un coup j’ai donné libre cours à mes larmes, voilà ce qu’a dit Reger. J’étais assis là et je donnais libre cours à mes larmes et j’ai pleuré, pleuré, pleuré, pleuré, voilà ce qu’a dit Reger. Depuis des décennies je n’avais plus pleuré, plus depuis mon enfance, et tout d’un coup j’ai donné libre cours à mes larmes, m’a dit Reger à l’Ambassador… " Quant à la comparaison plus que douteuse avec Hitler, je préfère la laisser tomber.
Voir en ligne : l’oeil culturel
Bliss 22 septembre 2004
Professeurs de désespoir - Nancy Huston
Je remercie Huston du fond du coeur pour avoir écrit ce livre, ô combien vital dans notre vieille Europe malade qui n’est pas sortie du décadentisme à la Rops. C’est l’art qu’on assassine ! La beauté, aussi, traquée partout.
Une bouffée d’oxygène, donc, que cet essai magnifique qui pourfend avec intelligence, humour et lucidité quelques-uns de ces " professeurs de désespoir " si à la mode dans nos contrées capitalistes et trop bien nourries (dans la même veine, il faut citer l’essai de Lucien-Samir Oulahib, " Ethique et épistémologie de nihilisme. Les meurtriers du sens ", chez l’Harmattan).
Et cette parole magnifique de Romain Gary, désespéré romantique à des lieux de ces nihilistes modernes qui se complaisent dans le glauque, le sordide et la misogynie, inscrite en épigraphe au dernier chapitre :
" Le néant ne se place au coeur de l’homme que lorsqu’il n’y a pas de coeur ".
Le monde a le sens que nous lui donnons.