Denis Villeneuve au sommet
Le 5 mai 2020
Pour son troisième court-métrage consécutif, Denis Villeneuve démontre sa maestria visuelle, offrant un pur moment de cinéma sensoriel et universel. Une claque.
- Réalisateur : Denis Villeneuve
- Acteurs : Jean Marchand, Mathieu Handfield, Sébastien René
- Genre : Comédie dramatique, Fantastique, Court métrage, Expérimental
- Nationalité : Canadien
- Durée : 12 minutes
- Titre original : Next Floor
- Date de sortie : 15 mai 2008
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Résumé : Au cours d’un opulent et luxueux banquet, onze convives, servis par une horde de valets et de serviteurs attentionnés, participent à un étrange rituel aux allures de carnage gastronomique.
Critique : Denis Villeneuve possède cette capacité stylistique que si peu de cinéastes ont la souplesse de détenir, sans tomber dans la redite ou la caricature, ce talent de manifester, rien que par l’image, le montage ou la photographie un style assez reconnaissable pour affirmer la présence physique ou spirituelle d’un réalisateur. Certes, on peut allègrement déceler, ici et là, les premières empreintes d’un esthète en devenir, au sein de son troisième court métrage Next Floor, véritable brûlot antisystème, dont la structure à la fois cinégénique et thématique semble grandement être inspiré de la pyramide du système capitaliste datant de 1911, œuvre illustrative critique envers le capitalisme de masse et la stratification sociale qu’elle engendre, dont l’auteur reste inconnu. Ce dessin caricaturiste semble lui-même être un reflet exact d’une autre « pyramide » sociétale, créée par le militant socialiste Nicolas Lokhoff en 1901, qui dénonçait déjà cette même idée de hiérarchie sociale, cette fois au sein de l’Empire russe. Le message peut sembler anarchique voire révolutionnaire, car Lokhoff sous-entend que la classe ouvrière soutiendrait toutes les autres et que, si elle retirait son soutien au système préexistant, elle pourrait littéralement renverser l’ordre social mis en place.
Villeneuve, sachant l’issue fatale qu’a connue la Russie en 1917, n’a pas l’ambition de décrire les mécanismes d’un ordre social fondé sur la rancœur et la haine mais, au contraire, de montrer que désormais chaque élément est un maillon indéfectible d’une chaîne néolibérale, où la classe inférieure n’a plus l’ambition de renverser un ordre social mais de tenter, facilement ou difficilement, de rentrer dans le rang et, dans le pire des cas, de réitérer indéfiniment les erreurs des puissants comme Bong Joon-ho a pu le filmer dans son Parasite. Mais alors comment traduire de façon à la fois symbolique et significative un système aussi individualiste et rétrograde ? Certains cinéastes ont opté, a juste titre, pour la métaphore. Le train dystopique de Snowpiercer (Bong Joon-ho, 2013) où riches et pauvre cohabitaient péniblement, ou le gratte-ciel de High-Rise (Ben Wheatley, 2015) sont de bons exemples. C’est d’ailleurs de ce dernier que Next Floor se rapproche le plus. Inspiré par le mythe biblique de la tour de Babel, ou toute la population terrestre devait être réunie pour atteindre les cieux et l’illumination, le film propose une conclusion aussi désabusée que ses prédécesseurs, Claude Chabrol (Le Boucher, La Cérémonie) et Luis Buñuel (Le journal d’une femme de chambre) en tête, à ceci près que la caste dominante semble être vouée au suicide. Le travail du scénariste Jacques Davidts, s’apprécie uniquement à travers la confiance qu’il a envers son spectateur, sa capacité à reconstituer un puzzle minutieusement agencé. Next Floor brosse le portrait peu flatteur d’une humanité au bord de l’implosion. Nous avons d’un côté les majordomes ou le personnel hôtelier en général, représentants d’un prolétariat velléitaire, programmés à fournir la matière première aux convives, bien que Villeneuve se permette quelques décrochements, comme un regard ambigu ou une gestuelle inattendue, qui laissent paraître un doute quant à l’éventuel éveil d’une conscience morale du prolétariat. De l’autre côté, nous avons les convives, véritables caricatures, symboles ultimes de la bourgeoisie fascisante, qui s’engraissent frénétiquement de la nourriture mise à disposition.
Le découpage que Villeneuve a voulu privilégier au sein de son métrage soutient à merveille le propos de Next Floor. Il met en valeur des gros plans, voire d’extrêmes gros plans sur un doigt dégoulinant de gras, une dent cariée, une carcasse dévalisée ou encore un os peu ragoûtant, pour signifier la déliquescence d’une catégorie sociale en roue libre, ne se souciant que de ses propres intérêts. Ainsi, tout le monde, dans cette salle noiraude, avec pour seule source de lumière un lustre ayant perdu de sa splendeur d’antan, tel un simulacre d’auto-congratulation exacerbé, entretient la boucle intemporel du capitalisme, qui débouche inévitablement sur des crises financières successives - chacune plus dévastatrice que la précédente - symbolisées par le craquèlement du parquet ou la déchirure d’un plafond de marbre, comme pour signifier la surproduction de richesses, de capitaux et d’argent, dont l’issue ne peut être autre qu’un « krach » bousier où le système s’effondre, le tout ne pouvant mener qu’à la chute du Bourgeois. Cette fois-ci, l’ordre social ne sera pas défait par une révolution des masses populaires, celles-ci demeurant finalement des dommages collatéraux. Ces gens se contentent de changer d’étage comme par automatisme et de continuer à entretenir les fondations, à chaque fois que le plancher cède. En cela, Next Floor peut également se lire d’une façon purement naturaliste, Gaïa ou Mère Nature pouvant endosser le rôle de la « Tour infernale », si l’on peut dire, la nature ne pouvant se maintenir à flot face à la croissance irréfléchie de l’humanité.
NextFloor, par son aspect huis clos qui cristallise les émotions et son mutisme suranné, relève donc d’un cinéma peu conventionnel, à la réalisation sensorielle et au propos terriblement actuel que n’aurait pas renié Darren Aronofsky dont le Mother ! se rapproche terriblement de l’allégorie désenchanté que compose Villeneuve, au sein de sa fresque aux allures de fin du monde. Saisissant.
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