Derrière le pare-brise, le vide
Le 21 avril 2021
Désenchanté, Macadam à deux voies fait partie de cette vague de road movies qui signèrent la fin du rêve hippie et la mort des illusions dans une Amérique en pleine crise existentielle.
- Réalisateur : Monte Hellman
- Acteurs : Harry Dean Stanton, Warren Oates, James Taylor, Dennis Wilson, Laurie Bird
- Genre : Road movie
- Nationalité : Américain
- Distributeur : Ciné Sorbonne (reprise)
- Durée : 1h45mn
- Reprise: 29 juin 2016
- Titre original : Two-Lane Blacktop
- Date de sortie : 3 janvier 1973
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Résumé : Deux garçons taciturnes traversent le sud-ouest américain à bord de leur Chevy 55 grise. Une jeune fille un peu paumée les rejoint dans leur périple, jusqu’à ce que leur chemin croise une rugissante GTO 70 jaune, conduite par un sémillant quadragénaire. Celui-ci leur propose un marché : le premier d’entre eux qui atteint Washington gagne le véhicule de l’autre...
Critique : Un classique de l’americana au feeling pourtant définitivement européen. Rien de plus américain que le culte de la route et l’amour pour la bagnole, symbole de la mobilité et de la liberté. Le genre du road movie ne pouvait donc qu’éclore aux Etats-Unis et au sein de ses grands espaces infinis. En 1969, Easy Rider de Dennis Hopper avait montré la voie, un succès retentissant qui annonça du même coup le Nouvel Hollywood des années 1970. Au programme : bitume, contre-culture et une bonne dose de sexe, de drogue, de rock’n’roll, puis aussi le clash violent entre deux Amériques, très bien représenté par cette scène finale où les hippies sont abattus par des rednecks sans aucune raison. Ce manque de sens et cette vision noire du monde vont imprégner tout le cinéma à suivre : Point limite zéro (1971) de Richard C. Sarafian, Electra Glide in Blue (1973) de James William Guercio ou encore Badlands (1973) de Terrence Malick. Macadam à deux voies, tourné en 1970, s’inscrit dans ce désenchantement de l’Amérique, mais va plus loin dans ce portrait d’un monde voué à l’absurde et au vide.
Monte Hellman a opté pour une approche allégorique et a fait appel à ses influences européennes, comme Camus ou Beckett, mêlant du coup un genre totalement américain à une sensibilité bien plus proche de nous. Aucun personnage n’a de nom. Ce sont la fille, le mécanicien ou le conducteur. Leur langage est on ne peut plus minimal, se limitant juste à un vocabulaire lié aux cylindrées, aux moteurs et autres machineries. Le choix de non-acteurs, très peu expressifs, accentue ce côté presque absent au monde et autiste des personnages. Si espace de réflexion il y a ou approche philosophique, ils ne sont en tout cas pas liés à leurs discours. Les protagonistes s’apparentent plus à une simplicité figée, sortes de réceptacles vides, dénués de passé ou d’avenir, sans le moindre contenu émotionnel. Des hippies, il ne reste que les cheveux longs. D’ailleurs, quand un habitant du coin (Alan Vint du tout aussi désabusé Macon County Line) leur demande s’ils sont hippies, ils ne répondent pas, et GTO, incarné par le brillant Warren Oates, les décrit comme de simples petits gras, alors que la fille chante "I Can Get No Satisfaction". C’est un peu comme si les années hippies étaient en train de s’évaporer pour laisser place au nihilisme "No Future" du punk.
La dimension rock du film est elle aussi indéniable. Les deux protagonistes viennent de ce milieu, que ce soit Dennis Wilson, batteur des Beach Boys, ou le chanteur James Taylor. Si les chansons et extraits musicaux ne proviennent que de postes radio ou d’un juke-box niché dans le coin d’un bar de bord de route, ils sont omniprésents bien que noyés sous le bruit des moteurs et pots d’échappement. Du coup, difficile même de reconnaître les chansons, bien que certains artistes soient facilement identifiables, comme les Doors, Kris Kristofferson ou le "Hit the Road Jack". L’aspect contre-culturel du film se ressent aussi dans ses liens avec l’avant-garde, tel que le plan terminal (sublime !) en atteste. Une image qui à elle seule donne tout son sens aux séquences qui ont précédé. Hellmann a aussi expérimenté avec les acteurs vu qu’il leur fournissait les lignes de dialogue le jour même. Macadam à deux voies ose aussi s’aventurer dans un langage à mi-chemin entre la fiction et le documentaire. Hellman lui même se décrivait comme un "documentariste frustré". Pourtant, dans sa captation des paysages naturels (Californie, Arizona, Arkansas, Tennessee, etc.), sa capacité à utiliser les habitants locaux, à filmer les courses clandestines et à immortaliser cette Amérique des stations-service faite de "roadhouses" et de "juke joints", ils se montre particulièrement doué. En ce sens, Macadam à deux voies pourrait même paraître comme un brouillon de son futur chef-d’œuvre, Cockfighter (1974) où la dimension documentaire des combats de coq se mêle habilement à une trame fictionnelle.
Les points communs avec Cockfighter seraient nombreux à énumérer - ne serait-ce que la représentation des femmes, du sexe et de l’amour hétérosexuel ou homosexuel (avec Harry Dean Stanton en cowboy gay !) comme inutile et sans intérêt en comparaison à l’adrénaline du sport. Mais c’est avant tout la performance de Warren Oates qui fait le lien entre les deux longs métrages. Autant dans Cockfighter il fait vœu de silence et reste muet, autant dans Macadam à deux voies, il aime parler et s’impose comme un vrai "storyteller". Que ce qu’il raconte soit vrai ou faux importe peu, il apporte une dimension poétique supplémentaire au film à travers sa capacité à se recréer sans cesse un nouveau passé. Sa présence apporte ainsi un contraste salvateur avec le jeu très froid et sans âme des jeunes gens. Son désœuvrement et son rapport à la route se mêlent à un vécu différent et soulignent l’écart entre les générations, si fort en cette période de changement qu’était la fin des années 60. La course qu’il propose n’a d’ailleurs pas d’enjeu. Les "concurrents" n’arrêtent pas de s’entraider, semblent prendre des détours et la fin du périple signifierait la mort. Du coup, comme dans la pratique philosophique, c’est le cheminement qui compte, cette avancée sur la route de l’existence. Tous semblent courir après un objectif qu’ils ne peuvent formuler avec des mots.
Nous voyons donc que nous sommes loin du cinéma de série B et de l’écurie Corman à laquelle Monte Hellmann était associé à l’époque, notamment en raison de ses westerns avec Jack Nicholson. Macadam à deux voies reste d’ailleurs le seul film produit par une major. Provenant d’abord d’une commande de CBS suite au succès d’ Easy Rider, le projet sera repris par la Universal, Hellman imposant néanmoins le scénariste Rudy Wurlitzer. Déçue par le film, Universal ne fera quasiment aucune promotion et le sortira en plein mois de juillet pour mieux l’assassiner. Ce fut donc un gros échec à sa sortie avant que le statut culte ne lui donne une seconde existence. En effet, pour un film de bagnoles, Macadam à deux voies se révèle assez lent et porté par une ambiance nocturne assez mélancolique. Les plans de nuit sont légion et ceux de jour sont souvent couverts par des pluies violentes. La référence au tueur du Zodiaque souligne aussi une terreur sous-jacente, sans parler des visions violentes d’accidents de la route. Le caractère épuré et monotone du film n’en fait certes pas le genre d’œuvre qui pourrait cartonner au box office. En revanche, le matérialisme du film mêlé à une angoisse existentielle (bien illustré par cette jeunesse qui ne se reconnaît que dans un présent lié à leur bolide) a su capter l’esprit d’une époque avec une grande perspicacité. Personne ne semble attendre ces personnages, même quand la jeune fille incarnée par Laurie Bird les quitte tout à coup pour un autre conducteur, il n’y a aucune tension émotionnelle, le dramatique n’arrive jamais. L’attachement affectif totalement absent du film en fait une expérience très singulière. Le contraire absolu d’un mélodrame. Ne reste ici que l’effacement de soi. Même détachés des contraintes de la société (la famille, le travail, le loyer, les addictions et distractions, etc.), ces personnages sont-ils libres pour autant ? Ne sont-ils que des sortes d’adeptes lobotomisés qui vouent une dévotion absolue à la mécanique, les produits d’une société en voie de déshumanisation ?
Macadam à deux voies finit comme il commence, les personnages peuvent vivre au-delà de la pellicule qui se consomme, ils continuent dans cette dimension parallèle et près d’un demi-siècle après sa sortie initiale aux Etats-Unis, ce plan final, dans le silence et le ralenti, inspiré par Bergman selon Hellman, garde un impact incroyable, qui justifie à lui seul d’aller revivre l’expérience de ce film en salles.
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