Fragile et entêtée
Le 31 octobre 2013
Un superbe éloge de l’émancipation féminine par un Naruse à la fois brillant et subtil, allant droit au but en douceur, sans céder à la démonstration
- Réalisateur : Mikio Naruse
- Acteurs : Kaoru Ito, Heihachirô Ôkawa, Ko Mihashi, Takako Irie, Hideo Saeki, Chizuko Kanda, Ranko Sawa, Reiko Minakami, Tamae Kiyokawa, Ryoko Hase, Takeshi Kitazawa, Masako Tsutsumi
- Genre : Drame
- Nationalité : Japonais
- Durée : 1h14mn
- Titre original : Nyonin aishu / 女人哀愁
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– Sortie au Japon : 21 janvier 1937
Un superbe éloge de l’émancipation féminine par un Naruse à la fois brillant et subtil, allant droit au but en douceur, sans céder à la démonstration.
L’argument : Hiroko, vendeuse dans une librairie, accepte d’épouser le riche Shin’ichi. Sa belle famille la traite comme une bonne à tout faire.
Sa belle soeur Yoko souhaite se marier avec Masuda, un employé. Elle s’installe avec lui puis le quitte, ne pouvant supporter la pauvreté. Il essaye de reprendre contact avec elle par l’entremise d’Hiroko qui refuse de le dénoncer lorsqu’il dérobe de l’argent dans la caisse de son employeur pour s’enfuir avec Yoko.
Shin’ichi, furieux, menace de chasser son épouse qui, très calme, lui explique que ce ne sera pas nécessaire, sort et part dans la nuit.
Son cousin Ryosuke qu’elle retrouve sur le toit d’un grand magasin et à qui elle demande s’il compte se marier lui répond, tendrement moqueur : Pas avec une fille orgueilleuse comme toi. Face à la ville s’étendant à perte de vue elle lui promet de continuer à chercher ce qui est beau.
Notre avis : Ce trente-troisième film de Mikio Naruse est le premier d’une série d’admirables portraits féminins interprétés pour le cinéaste par l’actrice Takako Irie (1911 - 1995) qui avait auparavant tourné à plusieurs reprises avec Mizoguchi, entre 1929 et 1933 (notamment dans Furusato et Taki no shiraito / Le fil blanc de la cascade), et qu’on retrouvera aussi par la suite chez Kurosawa (en 1944 dans Ichiban utsukushiku / le plus beau et en 1962 dans le célèbre Tsubaki Sanjûrô / Sanjuro). Suivront : le diptyque Kafuku / Les vicissitudes de la vie en 1937 ; Magokoro / Sincérité, en 1939, et Haha wa shinazu / Ma mère ne mourra jamais, en 1942.
Nyonin aishu est un récit d’émancipation exemplaire sans être démonstratif dans lequel Takako Irie incarne une jeune femme de condition modeste qui se décrit elle même comme indécise et démodée, mais qui, après avoir accepté un mariage de convention au sein d’une famille de la riche bourgeoisie, va révéler une détermination douce (Je vais m’en sortir d’une manière ou d’une autre), une force de caractère inattendue en refusant de se laisser enfermer dans le rôle d’épouse effacée que lui imposent les traditions et une différence de classe sociale qu’on s’applique, discrètement mais fermement, à ne pas lui faire oublier.
- Nyonin aishu (Naruse 1937)
Car s’ils ne la considèrent pas tout à fait comme une servante, les membres de sa belle-famille (observée avec un humour gentiment caustique : le gamin qui regarde bouger la pomme d’Adam de son père) n’hésitent pas à la solliciter sans cesse (le plus jeune fils pour l’aider à faire ses devoirs, la fille cadette pour lui emprunter de l’argent), la mettent à l’écart de leurs activités (ne l’invitant pas, par exemple, à jouer aux cartes avec eux et tenant pour un fait acquis qu’elle est contente de sa vie) et trouvent tout naturel qu’elle décroche systématiquement le téléphone ou fasse les vitres (lorsqu’elle explique que c’est pour soulager la servante surmenée, on s’étonne naïvement : Je croyais que tu aimais ça).
Dès qu’elle s’avise de prendre parti pour l’amant de sa belle-soeur une véritable conspiration s’organise automatiquement pour la remettre à sa place (le rencontrant dans la rue elle accepte de transmettre une lettre ; plan de coupe de la belle-soeur cadette qui passe, observe la scène et, comme on s’en rendra compte très vite, s’empresse de rapporter ce qu’elle a vu).
Une longue séquence virtuose, toute en déplacements de caméra et en recadrages, rend magnifiquement sensible la pression aussi feutrée qu’insoutenable à laquelle est soumise la jeune épouse obligée de courir en tous sens pour répondre à toutes les sollicitations dans cette vaste maison dont les minces cloisons ne garantissent aucune intimité (toutes les conversations sont systématiquement interceptées comme lorsqu’elle entend les autres faire des commentaires à son sujet).
- Nyonin aishu (Naruse 1937) : Irie Takako et Hideo Saeki
Le film est ponctué par trois superbes séquences à l’air libre qui font office de pauses respiratoires et aux cours desquelles, au début, au milieu puis à la fin, l’héroïne fait le point de sa situation avec son cousin Ryosuke sur la terrasse d’un grand magasin, sur fond de ciel immense parcouru de nuées d’oiseaux et vue panoramique sur tout Tokyô. Ce personnage de confident joué par Hideo Saeki, acteur présent dans plusieurs autres Naruse de ces années là, est à la fois une espèce d’alter ego autocritique (leurs échanges sont faits de joutes verbales enjouées et de gentilles provocations réciproques) et l’homme qu’elle pourrait aimer si leurs liens familiaux ne faisaient obstacle à cet amour. Lui la regarde vraiment (Tu as l’air fragile mais tu est entêtée) à la différence de son mari qui ne soutient évidemment pas la comparaison : gentil en apparence mais désespérément conformiste, incapable de s’affranchir de ses préjugés de classe (voir la manière hautaine dont il prend de haut l’ex-amant de sa soeur), lui demandant des comptes dès qu’elle prend la moindre initiative, prêt à lui pardonner comme à une enfant irresponsable mais incapable de concevoir qu’il pourrait être en tort.
En avançant sans prendre de détours, d’un ton fluide, presque sec, et sans recourir à une dramatisation excessive, le film arrive tout naturellement au point de rupture libérateur qui n’a d’ailleurs rien d’un coup de théâtre mais aboutit à une belle déclaration d’indépendance : Je veux reconstruire ma vie moi même. Ce refus de la pose héroïque et cette apparente simplicité font la beauté de cette oeuvre au premier abord ténue mais en réalité très aboutie qui ne dépare certes pas la filmographie du modeste, de l’immense Naruse.
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