Toute la misère du monde
Le 11 mars 2014
Grand Prix du Jury à Venise en 2013, Les chiens errants est une fable âpre sur la misère contemporaine, poussée aux limites du formalisme par son maître d’œuvre Tsai Ming-liang.
- Réalisateur : Tsai Ming-liang
- Acteurs : Lee Kang-sheng, Shi Chen
- Genre : Drame
- Nationalité : Français, Taïwanais
- Distributeur : Urban Distribution
- Durée : 2h18mn
- Titre original : Jiao You
- Date de sortie : 12 mars 2014
- Plus d'informations : Le site du distributeur
- Festival : Festival de Venise 2013
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Résumé : Un père et ses deux enfants vivent en marge de Taipei, entre les bois et les rivières de la banlieue et les rues pluvieuses de la capitale. Le jour, le père gagne chichement sa vie en faisant l’homme-sandwich pour des appartements de luxe pendant que son fils et sa fille hantent les centres commerciaux à la recherche d’échantillons gratuits de nourriture. Un soir d’orage, il décide d’emmener ses enfants dans un voyage en barque.
Critique : Il y a des errances que l’on choisit. Elles sont d’ordre matériel ou spirituel, aident à passer des caps, à prendre un rythme personnel que la marche du monde n’autorise pas ou plus à faire sien. Et il y a des errances que l’on subit, parce qu’elles sont imposées par ce rythme global qui s’accélère et tourne dans une spirale frénétique. Ces errances-là sont aliénantes. Elles entraînent le froid, la faim, la précarité économique, la détresse psychologique, une sensation collante de solitude et de désespoir qui ne parvient jamais réellement à partir. Ce sont ces errances qui sont au cœur du nouveau long-métrage de Tsai Ming-liang, comme un état de fragilité extrême incarné dans différents symptômes dont la description cinématographique requiert une forme d’âpreté aiguë et exigeante. Les chiens errants se donne comme une expérience éprouvante, par son minimalisme, sa durée, le format de ses plans étirés à l’extrême – jusqu’à vingt minutes parfois, dans une immobilité surprenante et douloureuse qui se concentre sur des micro-émotions et des symptômes infimes. Difficile de localiser l’endroit où le cinéaste touche juste, tant la narration semble à la fois ramenée à son épure (un célibataire et sa famille touchés par une pauvreté extrême, une employée de supermarché qui vient à leur rencontre et tente de les sauver) et diluée dans la durée ; et pourtant, la stratégie fonctionne : on sort du film touché par ce sentiment de misère qui est au cœur du titre et du sujet. En contournant le drame, Tsai Ming-liang s’en empare d’une façon paradoxale, en biais.
Le film fonctionne par le ressassement perpétuel d’images et d’espaces singuliers : un supermarché, un carrefour urbain et toujours battu par la pluie où le protagoniste reste planté toute la journée, transformé en homme-sandwich, un immeuble post-apocalyptique où l’employée de supermarché vient trouver refuge et une forme de réconfort… Jamais la modernité de Taipei ne noie les personnages dans la foule ; par son indifférence, elle les confinerait bien plutôt à un isolement parfois irréaliste, un anonymat par défaut, puisqu’il ne reste plus que ces seuls visages sur la Terre. Les hommes n’existent plus, ne restent qu’une bande de chiens qui s’abritent dans les entrailles de cet immeuble abandonné, ou encore cet arbre géant que les deux enfants explorent au début du film. La topographie de la ville que dessine le film est d’ordre purement mental : la ville côtoie la nature, frontière qui signe une échappée possible mais toujours désespérée, comme en témoigne une magnifique scène de pluie nocturne.
À la différence du Thaïlandais Apichapong Weerasethakul, avec lequel il partage des affinités esthétiques, l’univers du cinéaste taïwanais refuse à ses personnages l’accès à leur propre mythologie : tous ne demandent qu’à basculer dans un autre monde, par l’image et par le conte, mais bien rares sont ceux qui y parviennent – et c’est là la vraie misère du monde contemporain. Il y a ceux qui rêvent et ceux qui n’en ont plus le courage ; c’est pour ces derniers que la caméra haut perchée du réalisateur, comme observant les scènes depuis le plafond, tentant d’englober la totalité de la pièce, prend tout son sens. Avec Les chiens errants, Tsai Ming-liang pousse les curseurs formels qu’il a toujours explorés, sans l’encombrante pesanteur qui a parfois fait passer son cinéma de la contemplation à la posture.
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