Cocktails et blitzkrieg
Le 10 mai 2005
Souvenirs et portraits d’artistes : un Canetti un peu frivole mais toujours remarquable.
- Auteur : Elias Canetti
- Editeur : Albin Michel
- Genre : Roman & fiction
L'a lu
Veut le lire
A partir des notes d’Elias Canetti, Jeremy Adler a réussi à constituer, bon gré mal gré, le quatrième tome des Mémoires du prix Nobel de littérature. De très beaux passages la plupart du temps mais qui ont une fâcheuse tendance à sombrer dans une sorte de frivolité.
Si Elias Canetti avait eu le temps d’en venir à bout, Les années anglaises auraient constitué l’avant-dernier volume de ses Mémoires. Elles n’auraient pas non plus porté le même titre puisque son intention était d’associer l’un des cinq sens à chaque volume [1]. Il aurait aussi évité bon nombre de redondances et, sans doute, développé certains aspects de sa vie à peine esquissés (ses relations avec sa femme, Veza, ses difficultés matérielles...) voire totalement occultés. Les connaisseurs pourront, par conséquent, relever quelques-uns de ces non-dits et ajouter une autre dimension à cette suite de courts récits le plus souvent - personne ne sera surpris - remarquables.
En 1939, lorsqu’il retourne à Londres près de trente ans après avoir quitté cette ville suite au décès de son père, Canetti est très loin d’être auréolé de toute la gloire du prix Nobel qu’il deviendra. Auto-da-fé n’a même pas encore été traduit en anglais. Et pourtant, il semble avoir été rapidement accueilli dans les hautes sphères de la société. Une confrontation d’autant plus marquante pour cet écrivain de la Mitteleuropa qu’il est en pleine rédaction de l’une de ses œuvres les plus importantes, Masse und Macht [2].
Ce volume inachevé et qui a été édité à l’initiative de sa fille, Johanna, regorge donc de souvenirs et de portraits d’artistes, de mécènes ou de politiciens qu’il a fréquentés. Parmi eux, le plus corrosif est sans nul doute celui consacré à T.S. Eliot, dont l’œuvre est présentée comme une supercherie intellectuelle. Ensuite vient toute une série assez dure mais derrière laquelle pointe aussi une réelle tendresse (Iris Murdoch) ou une écriture très neutre, distancié (Enoch Powell, Margaret Thatcher). Sans donner l’impression de mener un réquisitoire à charge, il réussit, par ce dernier biais, à mettre en valeur leurs actes et comportements les plus condamnables d’un point de vue philosophique ou éthique avec une force de condamnation encore plus importante au final. Et puis, bien sûr, il y a les portraits plus tendres, bouleversants, celui du logicien Bertrand Russell en tête, dépeint comme un être doté d’une intelligence hors du commun mais raillé à une cause d’une trop grande naïveté pour des hautes sphères incultes et intolérantes.
Il est néanmoins un peu regrettable que l’accent ne soit mis presque que sur les membres de ce qui s’apparente à la jet set de cette époque. Car les deux passages les plus intéressants et qui donnent une vision plus concrète de ce temps et du pays dans lequel Canetti a passé une grande partie de sa vie, sont ceux qu’il consacre à des personnages plus humains, plus directement confrontés à la réalité ou empêtrés dans leurs superstitions. De vrais sujets de roman. Mais il n’y en a que deux malheureusement. Le premier raconte le parcours d’un couple de bigots qui l’ont accueilli durant la Bataille d’Angleterre, et le second les déboires spirituels d’un balayeur des rues qu’il a rencontré pendant cette escapade bucolique et forcée. Pour le reste, le choix opéré dans ses notes (pouvait-il en être autrement ?) se cantonne trop souvent à des descriptions de rendez-vous mondains ou, pis encore, de leurs protagonistes, alors que Canetti ne cesse de se plaindre du caractère froid et déshumanisé de ce petit milieu intellectuel. Malgré sa facilité à cerner en quelques lignes un trait de caractère, ces Mémoires bricolés tombent parfois dans une frivolité qu’elles condamnent. On pense alors, avec une pointe d’ironie, à Oscar Wilde lorsqu’il affirmait que les meilleurs sujets de conversations à aborder à l’heure du thé étaient soit la pluie et le beau temps, soit les personnages illustres. So british !
Les années anglaises, d’Elias Canetti (Party im Blitz, Die englischen Jahre, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss), Albin Michel, 2005, 21,50 €
[1] Les trois premiers sont également sortis chez Albin Michel
[2] Aucune traduction française à ce jour
Votre avis
Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.