La scène est le monde
Le 3 avril 2015
Protéiforme, tragique, comique, mystique, allégorique, auto-réflexive, et pour tout dire authentiquement baroque, la pièce de Claudel filmée par Oliveira est une immense machine magique qui émerveille et bouleverse.
- Réalisateur : Manoel de Oliveira
- Acteurs : Henri Serre, Luis Miguel Cintra, Anne Consigny, Marie-Christine Barrault, Olivier Rabourdin, Diogo Dória, Patricia Barzyk, Anne Gautier, Isabelle Weingarten, Denise Gence, Bernard Alane, Jean-Yves Berteloot, Francis Frappat, Maria Barroso, Roland Monod
- Genre : Fantastique, Historique, Théâtre
- Nationalité : Français, Portugais
- Distributeur : Forum Distribution
- Editeur vidéo : La Vie est Belle éditions
- Durée : 6h50mn
- Titre original : O sapato de cetim
- Date de sortie : 8 janvier 1986
- Festival : Festival de Venise 1985
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Résumé : Dans l’Espagne des conquistadores, Doña Prouhèze, mariée à Don Pelage, est incapable de résister à l’attraction que Rodrigue exerce sur elle. Avant de se rendre à leur premier rendez-vous, elle offre à la vierge son soulier de satin, symbole de son acceptation du châtiment : devenir boiteuse si elle commet l’adultère.
Critique : Construite, selon son auteur, à la façon d’une tapisserie, où le dessin est formé d’une multitude de fils de diverses couleurs entrecroisés de manière à faire apparaître un motif unique, Le soulier de satin, que Claudel écrivit entre 1918 et 1925, est une pièce aux dimensions démesurées, quasiment impossible à représenter dans son intégralité. Elle ne fut crée, en version abrégée, qu’en 1943 et la récente production montée par Olivier Py (avec Jeanne Balibar dans le rôle de Prouhèze) durait près de dix heures.
Protéiforme, tragique, comique, mystique, allégorique, auto-réflexive, et pour tout dire authentiquement baroque, dans la lignée des grands dramaturges du siècle d’or, et en particulier de Calderón à qui est emprunté le sous-titre (le pire n’est pas toujours sûr), cette œuvre inclassable dont, comme dit le prologue, la scène est le monde, ne pouvait, d’une certaine manière, trouver sa forme adéquate qu’au cinéma.
- Patricia Barzyk - Le soulier de satin - Manoel de Oliveira
- © Les Films du Passage
- Denise Gence - Le soulier de satin - Manoel de Oliveira
- © Les Films du Passage
À l’instar du Ronconi de l’Orlando Furioso ou du Rohmer de Perceval le Gallois, autres entreprises inouïes et imposant avec une évidence sans appel la radicalité de leurs partis pris, Manoel de Oliveira, jeune cinéaste de soixante-quinze ans ayant encore la majeure partie de son œuvre devant lui, a vu un défi à la mesure de son talent et de ses ambitions dans la nouvelle mission impossible que constituait, après celle d’Amour de perdition (1978), l’adaptation de cette immense fresque dont l’action ne cesse de se déplacer, de l’Espagne au Brésil, du Maroc à Prague ou à la Sicile, du monde humain à celui des saints et des anges. Une formidable machine dont la notion de défi est un ressort essentiel (Dis seulement un mot, je reste ! lance Prouhèze, à Rodrigue dans leur seule scène commune ; on sait bien que ce mot il ne réussira pas à le dire).
Certes, Oliveira et Jacques Parsi ont dû se résoudre à élaguer le texte pour permettre une exploitation du film en salles, ramenant à trois fois deux heures et quart environ l’action espagnole en quatre Journées de Claudel, mais tout y est, aucun des motifs principaux et des multiples personnages de la pièce ne manquant à l’appel.
- Le soulier de satin - Manoel de Oliveira
- © Les Films du Passage
La réussite exceptionnelle, stupéfiante même, du film démontre une fois de plus que le cinéma a tout à gagner à se confronter au théâtre et à la littérature, à condition de ne pas nier l’origine du matériau mais d’en accentuer au contraire la théâtralité et le caractère littéraire, a priori anti-cinématographique. Car c’est le choc des éléments hétérogènes qui fait pour ainsi dire exploser le texte, en démultiplie la force expressive et poétique et nous transporte véritablement dans un autre monde, plus grand, plus vrai.
Pour permettre au texte de Claudel de déployer son lyrisme et sa puissance incantatoire Oliveira installe un dispositif à la fois rudimentaire et extrêmement complexe et renoue avec l’esthétique du cinéma des attractions et de Méliès), variant le ton et les couleurs à chaque numéro, recourant à des artifices scéniques ostensiblement exposés, des rétro-projections, des changements à vue, des tableaux vivants, de véritables gags visuels (le dialogue entre deux personnages dont les têtes sortent de cartes à jouer, les baleines bondissant hors d’une mer peinte). Il passe sans crier gare de la fête foraine à l’opéra (le chœur final dévoilé par un mouvement de grue ascendant) et, comme le Renoir du Carrosse d’or, sait faire souffler le vent du large dans ses décors de carton-pâte.
- Marie-Christine Barrault - Le soulier de satin - Manoel de Oliveira
- © Les Films du Passage
- Luís Miguel Cintra, Anne Consigny - Le soulier de satin - Manoel de Oliveira
- © Les Films du Passage
Mais surtout, et malgré les rares moments de léger flottement de l’attention au long de ces sept heures de projection (mais cela fait partie du jeu et contribue au côté hypnotique de l’ensemble), on sent en permanence une espèce de fièvre qui parcourt le film et tient sans doute largement au choix de mise en scène frontale dans l’esprit du cinéma des origines auquel le réalisateur s’est tenu avec rigueur (mais avec bon nombre de travellings permettant de passer d’un plan d’ensemble à un cadre plus serré), filmant en une prise et sans filet de longues scènes que les acteurs étaient donc obligés de savoir par cœur.
Ce côté mise à l’épreuve (jouer en nageant par exemple), tout à fait dans l’esprit de la pièce, et le refus de toute psychologie qui aurait immanquablement dilué la force du texte, donne un caractère halluciné aux tours de piste des innombrables acteurs qu’Oliveira a laissé par ailleurs totalement libres d’interpréter leur rôle comme ils l’entendaient. Là aussi l’hétérogénéité est totale et produit une alchimie des plus heureuses : français et portugais, interprètes confirmés (Luís Miguel Cintra en Rodrigue, mais aussi Denise Gence, prodigieuse en âme de Saint Jaques, Marie-Christine Barrault en Lune consolatrice), au côté de quasi débutants voire d’amateurs. L’application évidente, la maladresse même de Patricia Barzyk, ex-Miss France, est un véritable tremplin du sublime et sa Doña Prouhèze inoubliable place la barre très haut pour toutes celles qui voudront aborder le rôle après avoir vu le film, mais difficile aussi d’être insensible à l’ange gardien d’Isabelle Weingarten, à la Doña Musique d’Anne Gautier ou à la Sept Epées d’Anne Consigny. Quand aux seconds rôles, ils sont souvent irrésistibles de drôlerie (le Chinois de Yann Roussel).
Le parcours d’obstacle accidenté et sinueux du Soulier de satin, (avec sa fameuse lettre à Rodigue qui met dix ans à parvenir à son destinataire), nous fait découvrir à chaque pas, émerveillés et émus, le kaléidoscope magique d’un univers entier, terre, mer, ciel étoilé, semblant surgir du texte même.
- Le soulier de satin - Manoel de Oliveira
- © Les Films du Passage
Le DVD
- © La Vie est Belle éditions
C’est un tel événement que cette parution en DVD, chez l’éditeur La Vie est Belle, du chef-d’œuvre d’Oliveira et Claudel qu’on ne pinaillera pas sur quelques imperfections de détail. Le coffret de trois disques sera disponible le 8 mars 2012.
Les suppléments
Au cours d’un entretien de trois quart d’heures réparti sur les trois disques, Jacques Parsi, qui a collaboré à l’adaptation, nous parle longuement d’Oliveira, de la pièce de Claudel, de la longue gestation et du tournage homérique du film (souvent de nuit), éclairant les partis pris du cinéaste : scènes filmées en une prise, refus de la psychologie et même de l’interprétation (Jouez mécaniquement !).
Un document en PDF reproduit le remarquable dossier consacré au film par L’Avant-scène cinéma : 46 pages illustrées de très belles photos réunissant un extrait du découpage, un texte de René Prédal, un entretien avec l’actrice Catarina Wallenstein (Singularités d’une jeune fille blonde), une revue de presse, une filmographie recensant, de Douro, faina fluvial (1931) à Gébo et l’ombre (2012), les cinquante neufs films, longs et courts, fictions et documentaires réalisés à ce jour par Manoel Cândido Pinto de Oliveira, né le 11 décembre 1908 à Porto (Portugal).
Image
Un carton nous prévient au début de chaque disque : le meilleur master DVD existant de ce film présente quelques défauts. Merci de votre compréhension. En effet, la définition n’est pas irréprochable, le grain est assez épais et les couleurs sont légèrement saturées.
Mais ces défauts sont finalement négligeables et on les oublie rapidement face à une splendeur visuelle préservée que le report ne trahit pas. <
Même si on pouvait espérer mieux ? on est ravi de voir ce film devenu rare dans des conditions sommes toutes plus que correctes.
Son
Là aussi, on pourra faire quelques réserves, la bande mono étant parfois saturée et manquant de profondeur. Les voix sont cependant bien présentes et aucun défaut rédhibitoire ne vient gêner l’écoute.
- © Les Films du Passage
– Sortie DVD : 8 mars 2012
Galerie Photos
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