Gogol à l’italienne
Le 10 août 2023
Transposant la fameuse nouvelle piétrobourgoise de Gogol dans la Pavie hivernale des années 1930, le film de Lattuada est un sommet d’humour inquiétant qui s’aventure aux lisières du fantastique, avec un irrésistible Renato Rascel.
- Réalisateur : Alberto Lattuada
- Acteurs : Antonella Lualdi, Renato Rascel, Giulio Stival, Yvonne Sanson, Giulio Calì
- Genre : Comédie dramatique, Fantastique, Noir et blanc
- Nationalité : Italien
- Distributeur : Les Acacias
- Durée : 1h43mn
- Reprise: 10 novembre 2010
- Titre original : Il cappotto
- Date de sortie : 17 mars 1954
- Festival : Festival de Cannes 1952
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– Année de production : 1952
Résumé : À la mairie d’une petite ville de province, le plus humble employé est Carmine, que tous ses collègues humilient parce qu’il est pauvre et possède un manteau troué. Ayant surpris par hasard l’accord financier de certains entrepreneurs avec le secrétaire de mairie, ce dernier, croyant Carmine capable de le dénoncer au maire, lui fait donner une prime. Carmine, fou de joie, commande un manteau neuf, garni de fourrure...
Critique : La nouvelle de Nikolaj Vasilevič Gogol Шинель -Schinel, publiée en 1842, avait déjà fait l’objet d’une adaptation cinématographique (par Grigorij Kozintsev et Leonid Trauberg en 1926), lorsque Alberto Lattuada, dont le film précédent, Anna, grosse production Ponti - De Laurentis, venait de remporter un succès phénoménal, accepta de réaliser celui-ci pour une modeste société de production de Messine, la Faro Film, spécialisée jusque-là dans les documentaires touristiques.
- © 1952 Films Lighthouse, Titanus. Tous droits réservés.
La filmographie du cinéaste témoigne de son intérêt marqué pour la littérature et il s’inspirera à deux autres occasions d’auteurs russes : en 1958 pour La tempesta, d’après Pouchkine, et en 1962 pour La steppa, d’après Čekhov. Il s’est à l’évidence fortement investi dans le projet d’Il cappotto, épaulé par son épouse Bianca (à la production) et son père Felice (pour la musique).
Le film lui fournit l’occasion de s’éloigner délibérément du néoréalisme dont relevait (d’assez loin) Senza pietà ou Il molino del Po, pour s’aventurer dans le domaine du conte satirique aux frontières de l’absurde et du fantastique.
Lattuada et ses scénaristes (dont l’écrivain Luigi Malerba) ont considérablement étoffé l’argument très mince de la nouvelle et en ont déplacé l’action dans l’espace (Pavie au lieu de Saint-Pétersbourg ) et dans le temps : les costumes et les accessoires renvoient aux années 30 du vingtième siècle.
Mais si le film fourmille de détails précis et savoureux qui lui donnent une assise solide dans le concret (Carmine se réchauffant les mains face aux narines d’un cheval), le prodigieux travail du décorateur Gianni Polidori et du chef opérateur Mario Montuosi parvient à faire naître à l’écran un univers surréel aux compositions géométriques presque abstraites. La présence obsédante de la neige et la fréquence des scènes de nuit permettent de déployer les fastes d’un noir et blanc raffiné mais fortement contrasté, et installent une atmosphère de rêve éveillé ou plutôt de cauchemar étrangement feutré.
- © 1952 Films Lighthouse, Titanus. Tous droits réservés.
Joué par l’étonnant Giulio Calì, le merveilleux personnage du tailleur, qui, en pâmoison devant le manteau qu’il vient de confectionner, le suit dans la rue en cachette et sera le seul à s’adjoindre au convoi funèbre du héros, est particulièrement réussi et attachant. Mais le trait de génie des auteurs est d’avoir choisi Renato Rascel, jusque-là artiste de music-hall et de films de revue, pour interpréter le rôle principal, celui de Carmine De Carmine (Akakij Akakievič Bašmačkin chez Gogol). Son interprétation hallucinée, jouant sur une palette de registres qui va de la pantomime à l’onomatopée, donne à ce personnage d’humble écrivaillon totalement aliéné par son travail abrutissant et enivré par l’acquisition de son nouveau manteau une dimension qu’on a parfois qualifiée de chaplinesque.
Mais on peut évoquer également à son sujet le Peter Lorre à l’épais manteau de M - Le maudit, le film qui, selon ses propres dires, a le plus fortement impressionné Lattuada et dont la parenté avec Il cappotto est bien plus grande qu’il n’y paraît au premier abord.
La satire de la bureaucratie est d’une drôlerie irrésistible et inquiétante, un sommet d’humour absurde étant atteint lorsque Carmine relit le procès-verbal d’une très officielle visite archéologique et de la réunion de conseil municipal qui suit : incapable de synthétiser ou simplement de trier les informations, il en livre un compte-rendu qui n’est qu’une suite de bouts de phrases sans queue ni tête, renvoyant cruellement le maire à la vacuité de ses formules toutes faites et de sa rhétorique creuse.
- © 1952 Films Lighthouse, Titanus. Tous droits réservés.
Ce personnage du maire, homme de pouvoir narcissique grisé par son autorité (lors d’un discours sa voix lui revient, démultipliée par les haut-parleurs mal réglés), est traité comme une espèce de double inversé de Carmine, sa maîtresse, jouée par une Yvonne Sanson à la sensualité rayonnante, faisant office de lien entre les deux hommes. (Carmine, fasciné, l’observe de la fenêtre de sa pension et danse avec elle une valse effrénée lors d’une fête de nouvel an). Leurs retrouvailles finales, sur le pont, nous feront d’ailleurs assister à un échange de rôles, ou plutôt à une fusion des deux figures.
Au delà de la virtuosité époustouflante dont il fait la démonstration, Il cappotto est un chef d’œuvre de poésie surréelle qui réussit à être à la fois irrésistiblement drôle, inquiétant, émouvant et même bouleversant. C’est une des pièces maîtresses de la filmographie passionnante de Lattuada, un cinéaste qui n’est pas toujours reconnu à sa juste valeur.
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