Le droit du plus fort - Rainer Werner Fassbinder - critique

Critique : Sorti la même année qu’Effi Briest, Le droit du plus fort montre à quel point Fassbinder n’a cessé de traiter des sujets en apparence différents : quoi de commun entre l’adaptation d’un roman du dix-neuvième siècle et le destin d’un prolétaire homosexuel peu à peu dépouillé de l’argent qu’il a gagné à la loterie ? A priori tout les oppose : noir et blanc / couleurs, époque, sexe du héros. Et pourtant on s’aperçoit vite qu’il s’agit au fond d’une variation sur un même thème, celui du désespoir entraîné par la mise au ban. Fox, ici, interprété avec une pointe de masochisme par le cinéaste, est la victime désignée (celui qui « tirera toujours la plus courte paille ») d’une société qui le rejette après avoir tiré tout ce qu’elle pouvait de lui, sans regrets, parce que c’est « ce qu’il fallait faire ». C’est dans l’ordre des choses. Fox fait partie de la cohorte chez Fassbinder des êtres à part, pas vraiment faits pour ce monde. À ce titre il a évidemment notre sympathie, et sa lente déchéance est une souffrance pour un spectateur compatissant.

LE DROIT DU PLUS FORT © 1974 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2015 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.

Il faut dire que dès le début, il apparaît comme un phénomène de foire, clou d’un spectacle assez minable et qui repose sur l’escroquerie. Phénomène de foire ? C’est ce qu’il sera pour le cercle d’esthètes cultivés qu’il va fréquenter. Escroquerie ? C’est ce qui va lui arriver de la part d’Eugen, son amant qui le manipule sans scrupules. Dès le début donc, les dés sont pipés pour Fox. Il suffit qu’il gagne à la loterie et qu’il accepte de suivre un dandy antiquaire pour que le piège se referme sur lui, impitoyable de logique. L’enfermement, courant chez Fassbinder, est une fois de plus montré par des espaces clos, étouffants, et la duplicité s’exprime par l’abondance de miroirs.

LE DROIT DU PLUS FORT © 1974 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2015 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.

Fox pénètre donc dans un monde qui n’est pas le sien, où ses manières et son inculture font honte. Les autres le supportent tant qu’il a de l’argent, même s’ils ne cachent pas leur mépris ; sur ce point le jeu des regards est très souvent significatif : ils révèlent autant leur condescendance envers Fox que leur entente tacite. Car tous s’y mettent, Eugen, ses parents, le contremaître… Fox a beau payer, il travaille dur dans la petite entreprise qu’il a renflouée. Certes, on peut penser que Fassbinder en rajoute un peu, l’opposition étant continuellement soulignée, mais le manichéisme sert son propos qui, sous forme d’allégorie, étudie la manière dont le capitalisme exploite le prolétariat, le tuant lorsqu’il a donné tout ce qu’il pouvait.
Si cette allégorie est à peine explicite, elle n’est pas la seule possible : la dernière séquence, où le dandy et Klaus retrouvent le cadavre de Fox, pastiche une descente de croix impie et dérisoire ; rien de grand en effet dans cette mort sordide, dans un hall désert ; et, en lieu et place d’un entourage éploré, les deux « amis » s’éloignent au plus vite pendant que deux jeunes garçons élégants dépouillent le corps. En lui volant son blouson, ils lui prennent ce qui lui restait, son identité (« Fox » est écrit sur le dos).

LE DROIT DU PLUS FORT © 1974 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2015 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.

Allégorie et parabole amères, Le droit du plus fort est aussi la description cruelle d’un monde élégant, amateur d’objets et de vêtements de luxe, mais qui, sous un vernis doré, cache un sentiment de supériorité le portant au mépris et à l’exploitation. À cet égard de nombreuses scènes sont d’une grande force, que ce soit chez le tailleur, pendant une réception, ou avec les parents d’Eugen : toujours Fox dit ou fait ce qu’il ne faut pas et quand ce n’est pas lui, c’est sa sœur, son alter ego féminin.

Deux remarques pour finir : le film date de 1974 et Fassbinder fait preuve d’un certain culot par sa représentation « naturelle » de l’homosexualité, inhabituelle à l’époque. En revanche il adresse quelques piques au racisme ordinaire, celui de Tous les autres s’appellent Ali, notamment avec la séquence au Maroc, dans laquelle il reprend d’ailleurs l’acteur de ce film. Et justement, la seconde remarque concerne le plaisir qu’on a, en regardant plusieurs œuvres de Fassbinder, à retrouver sa troupe : Brigitte Mira, Irm Hermann, Karlheinz Böhm, et d’autres qui jouent un rôle principal dans un métrage, puis sont quasiment figurants dans un autre. Ce système de « retour des acteurs » participe à la cohérence de l’œuvre, œuvre dans laquelle Le droit du plus fort s’inscrit très logiquement, comme un drame sombre de l’inadaptation.