Entre 1917 et 1921, un mystérieux "corbeau" règle ses comptes par lettres anonymes dans une petite ville de province. Déposant ses missives dans les endroits les plus imprévus, utilisant avec beaucoup d’astuce des intermédiaires au service des rumeurs qu’il répand, l’auteur des lettres n’épargne qu’une seule personne dans ses courriers, par ailleurs remplis de calomnies sur toutes les autres, la désignant par là même aux soupçons de la population locale. Cette histoire a alimenté les gazettes de nos aïeux pendant plusieurs années, entraîné deux suicides, l’humiliation d’un juge d’instruction et a suscité, vingt ans après les événements, le scénario d’un film célèbre : Le corbeau. Or ce récit alerte et très documenté résonne étrangement dans notre actualité, entre les scandales d’Outreau où un juge fut abusé par son "témoin" et celui d’un "corbeau" qui préoccupe quelques ministres de notre glorieuse démocratie.
Au premier abord il ne s’agit que d’un fait divers : une signature de feuilletonniste ("l’œil du tigre") et des lettres anonymes de dénonciation parfois farfelues mais toujours calomnieuses retrouvées au hasard des bancs publics, des rebords de fenêtre ou des troncs d’église dans une petite ville française, Tulle en Corrèze, entre 1917 et 1921. Ce fait divers aurait dû le rester, et ne pas atteindre notre époque qui a son lot de lettres anonymes, de calomnies et de suicides - comme toutes les époques. Seulement voilà : le scandale des "lettres anonymes de Tulle " n’a pas seulement défrayé la chronique. Il a donné lieu à un film important tourné en pleine Occupation, favorisant indirectement un usage très particulier, et tout à fait accepté désormais, d’un certain nom d’oiseau : celui de "corbeau".

Ce n’est pas le moindre intérêt de cet excellent livre que de revenir sur les circonstances du tournage du Corbeau par Henri-Georges Clouzot, et sur les fortunes variées et très politiques que le film a connues selon les époques auprès de la critique française. Celle de 1943 n’est décidément pas celle de 1950, mais le politiquement correct est là où on l’attend le moins... L’autre intérêt de cette "Histoire vraie d’une rumeur" est dans une reconstitution exacte d’un événement qui sonde une époque (la fin de la Première Guerre mondiale et les années qui suivent) et en révèle toutes les obscurités : refoulements des vieilles filles et nécessité tellement sociale de "se mettre en ménage", basses ambitions des préfectures de province, rôle de la presse et des "experts" en graphologie quelques décennies à peine après l’affaire Dreyfus... plus quelques surprises qui nous rappellent utilement que la répétition est au cœur de l’histoire, petite ou grande. Derrière le récit d’un fait divers qui constitue un véritable document de chercheur, ce sont deux époques qui sont mises en lumière : les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale, celles qui ont suivi l’Occupation et ses mauvais procès contre ceux que, soixante ans plus tard, on qualifiera de "déclinologues". L’Histoire, décidément, se répète étrangement à lire cette rumeur. Et c’est aussi notre époque qui se raconte dans celle de nos grands-pères...