La faim de l’Histoire
Le 30 mai 2006
La poétesse russe dresse un réquisitoire exemplaire contre la barbarie. Indispensable.
- Auteur : Zinaïda Hippius
- Editeur : Les Editions du Rocher
- Genre : Poésie
- Nationalité : Russe
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Qu’ils soient bleus, noirs ou gris, les cahiers de Zinaïda Hippius, russe et poétesse, font voler en éclats les théories sur la fin de l’Histoire et l’irrémédiable supériorité du groupe sur l’individu. La politique ou l’art du possible. Barbarie, bêtise et même (surtout ?) espoir.
"D’où vient que la liberté, si merveilleuse en elle-même, enlaidit à ce point les gens ? » Cette phrase, Zinaïda Hippius la note dans son journal le 21 août 1917 alors que rien n’est définitivement joué, ni l’issue de la Première Guerre mondiale, ni l’avenir politique de la Russie, alors que les atrocités futures commises par les bolcheviques ne sont, chez elle, chez d’autres, qu’un pressentiment et non une réalité advenue. "Liberté" ou comment dire que tout est encore possible... Cela fait déjà trois ans presque jour pour jour qu’elle tient ce journal, depuis la déclaration de guerre que la pensée dominante russe, comme toutes les autres pensées dominantes de la vieille Europe, accueille la fleur au fusil. Dès le commencement des hostilités, elle est en effet une voix minoritaire, une cassandre qui prédit le bouleversement que connaîtra le Vieux Continent, les rancunes des vaincus et les prétentions exorbitantes des vainqueurs. Mais ce ne sont pas ces prophéties qui sont ici les plus intéressantes, surtout pas. Tout juste accorde-t-elle un surcroît de légitimité à son propos.
Tenu avec une rare assiduité, malgré le découragement provoqué par des compagnons de route décevants et, par la suite, les risques encourus dans un régime capable de fusiller le premier venu, ce document remet l’homme, sa bêtise, ses lâchetés, son aveuglement, sa cruauté, "sa laideur", au centre des bouleversements historiques. Il tord le cou à un dix-neuvième siècle qui a fondé des théories les plus séduisantes - encore aujourd’hui - sur un déterminisme historique, un "cours de l’Histoire" qui reposerait sur la résolution des contradictions d’une époque ou d’une société, qu’elles soient de l’ordre de la pensée ou de la matière. Avec toute sa subjectivité, ses craintes, ses douleurs, ses révoltes, Zinaïda Hippius plaide pour l’analyse psychologique, même sans recul, et dresse ainsi, de l’intérieur, un réquisitoire exemplaire non seulement contre la barbarie communiste mais aussi contre l’idée d’une vérité ou d’une raison qui guiderait les masses, les dirigeants ou les évolutions.
Zinaïda Hippius, Journal sous la terreur (traduit du russe par Marianne Gourg, Odile Melnik-Ardin et Irène Sokologorski), éd. du Rocher, coll. "Anatolia", 2006, 534 pages, 20 €
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