Ainsi parlait Anellia
Le 27 octobre 2004
Joyce Carol Oates continue son travail de féroce analyse de l’Amérique de Kennedy et Johnson.


- Auteur : Joyce Carol Oates
- Editeur : Stock, Stock
- Nationalité : Américaine

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Enseignante, romancière prolifique (80 ouvrages), deux fois finaliste au Nobel de littérature, Joyce Carol Oates continue avec Je vous emmène son travail de féroce analyse de l’Amérique de Kennedy et Johnson.
Curieux comme les années 60 bénéficient aujourd’hui d’une fabuleuse aura positive. Avec le temps, et particulièrement de ce côté-ci de l’Atlantique, cette décennie est devenue le symbole d’une période d’insouciance et de joie de vivre superficielle. Les filles dansent sur les Beach Boys en petite robe Vichy pendant que les garçons potassent gentiment leur droit. À croire que les inégalités sociales ou le Vietnam n’ont jamais existé. Je vous emmène se charge de remettre les pendules à l’heure, histoire de tourner la page de la nostalgie et de regarder lucidement une Amérique alors au tournant de son histoire.
Une certitude néanmoins : début des années 60, il n’est pas facile d’être une provinciale boursière et orpheline de dix-neuf ans sur un campus de l’État de New-York. D’autant plus lorsque l’on cherche à donner un sens métaphysique à sa vie en faisant sienne cette citation de Bergson : "Tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza". C’est pour cela qu’à son arrivée à Syracuse, la narratrice tente de se couler dans le moule conçu pour les jeunes femmes de sa génération en intégrant une sororité marquée du sceau des traditions. Mais on n’efface pas si aisément un sentiment d’exclusion qui vous suit depuis l’enfance et le caractère à la fois marginal et fragile de la narratrice refait surface. Or, la révolte et le goût d’indépendance se payent cher si l’on tombe éperdument amoureuse d’un étudiant noir tourmenté, alors que la ségrégation raciale est à son apogée.
Loin de toute complaisance, Joyce Carol Oates dresse avec un plaisir cruel la lente descente aux enfers d’une intellectuelle atypique, une chute inéluctable pour pouvoir se construire une identité forte et vivre libre. La question de la part d’autobiographie dans ce roman se pose évidemment. Mais l’essentiel est ailleurs : une fois encore l’écrivain démontre son formidable talent à disséquer l’âme humaine et les aspirations d’une génération.
Joyce Carol Oates, Je vous emmène (I’ll take you there traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban), Stock, 2004, 380 pages, 21 €