Le 10 avril 2017
Chef d’œuvre de modernité jadis sanctifié par la Nouvelle Vague, Jaguar ressort en version restaurée. L’occasion de comprendre comment le cinéaste-ethnologue bouleversa durablement la narration filmique en brouillant les frontières entre documentaire et fiction.
- Réalisateur : Jean Rouch
- Acteurs : Damouré Zika, Illo Gaoudel, Lam Ibrahima Dia
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Français
- Editeur vidéo : Solaris
- Durée : 01h31mn
- Reprise: 7 juin 2017
- Date de sortie : 18 octobre 1967
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Résumé : {Jaguar}, sorte de road movie à pied, raconte le voyage de trois amis, Damouré, Lam et Illo, en direction de la Gold Coast où ils espèrent bien, en quelques mois, faire fortune afin de rentrer grandis dans leur village.
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C’est à l’issue d’une conversation avec son acteur fétiche Damouré Zika en marge du tournage de Bataille sur le grand fleuve que Jean Rouch imagine le style si singulier de Jaguar. Tournée en 1954 mais achevée 13 ans plus tard, l’œuvre demeure aujourd’hui un symbole : quelques cinéastes tels Jean-Luc Godard et Jacques Rivette affirmèrent qu’elle contribua à l’émergence de la Nouvelle Vague du cinéma français. Il faut dire que le film introduit à sa sortie une nouvelle manière de filmer, en transgressant des règles et en proposant une forme de narration inédite, entre documentaire et fiction. Tous les matins du tournage, les acteurs et Jean Rouch choisissent et improvisent les scènes du jour à mettre en boîte, que le réalisateur filment ensuite à l’aide d’une caméra légère à l’épaule, dépourvue de prise de son des dialogues. Enfin, la bande son est reconstituée par les acteurs une fois les scènes projetées, en dialoguant entre eux et en commentant les images tournées. Quoi de mieux que cette perte de repères pour alimenter une anthropologie cherchant à faire émerger à travers cet alliage ce moi en l’autre et cet autre en nous ? Certes, la généralisation des caméras 16 mm équipées d’un prise de son synchrone n’est pas encore d’actualité au moment du tournage de Jaguar - Jean Rouch contribuera d’ailleurs à son invention à la fin des années 1950 avec Michel Brault et Richard Leacock, défenseurs du "cinéma vérité". Cependant, le recours ici à une technique asynchrone rend plus évidente encore l’interpénétration de la fiction et du documentaire : par-delà la fabulation du cinéaste et de ses personnages, affleure un dispositif libéré de tout modèle du vrai. Ainsi, le cinéma devient lui-même quelque part un producteur de vérité, ou du moins permet d’interroger le réel - ce que fit outre-Atlantique la même année Donn Alan Pennebaker avec Don’t look back (1967).
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Jaguar adopte la structure d’un road-movie dont les trois protagonistes principaux voyagent à pied depuis la brousse du Niger vers la Gold Coast, l’actuel Ghana (depuis 1957). Lam, le berger, Ilo, le pêcheur, et Damouré, un jeune homme élégant dit "galant" à ses heures écrivain public, choisissent de vivre cette aventure pour suivre la route de leurs ancêtres. Une expérience initiatique qui fera d’eux des "jaguars", et qui pourrait leur rapporter beaucoup d’argent. Suffisamment, ils l’espèrent, pour ramener quelques-unes de ces fantastiques marchandises dont regorge la Côte. Mais avant de partir, les jeunes amis doivent encore se livrer à quelques cérémonies et consulter un grand magicien pour conjurer le mauvais sort. Grand bien leur fasse, le chemin à pied jusqu’au sud s’avère épineux et long. Sur cette route tortueuse, des paysages et des peuplades inconnues, mais aussi une douane à franchir en catimini. Sur les conseils du magicien, les trois compagnons se séparent au premier carrefour avant la ville d’Accra, capitale de la Gold Coast, pour contrer un mauvais présage. Chacun de leur côté, ils deviennent tour à tour vendeur, employé, chef de chantier ou encore pêcheur, avant de se retrouver quelques semaines plus tard pour créer un stand sur un marché nommé "Petit à petit, l’oiseau fait son bonnet". À noter que le deuxième volet de ce qui devait être à l’origine une trilogie pour Jean Rouch, en reprendra d’ailleurs le nom - Petit à petit (1972). L’imminence de la saison des pluies contraint finalement Lam, Ilo et Damouré à regagner leur village, non sans emporter avec eux quelques trésors et anecdotes. "Ces jeunes gens qui rentrent chez eux, ce sont les héros du monde moderne. Ils ne ramènent pas des captifs comme leurs ancêtres du siècle dernier, ils ramènent des bagages, ils ramènent de merveilleuses histoires, ils ramènent des mensonges", scande, discrète, la voix du narrateur en off.
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Aux frontières de la fiction, le réel
Ces mensonges dont s’amuse Jean Rouch et qui constituent parfois la meilleure façon de traduire le réel, c’est précisément la matière dont se compose Jaguar. Sans utiliser autre chose que la réalité toute nue en guise de scène, le cinéaste laisse libre cours à l’imagination de ses acteurs - qui s’incarnent personnellement - pour façonner le récit qui s’y intègre. Aussi, faut-il voir cette appropriation des dialogues et commentaires par les acteurs de Jaguar comme une façon d’exorciser le formatage des documentaires coloniaux - c’est ainsi qu’avait fini le premier film de Rouch, Au pays des mages noirs. De cette combinaison, se forme tout un maillage d’affects et de sentiments - peut-être parfois un peu trop naïfs -, mais ne venant paradoxalement jamais contredire la posture ethnologique du film. C’est qu’en ouvrant cette brèche dans sa démarche, Jean Rouch donne à ressentir un vécu du point de vue du visible comme de l’invisible. Sa caméra caresse le réel, ou même plutôt le saisit grâce à la mystification du cinéma. Tantôt vision mentale de paysages changeants - de la brousse ensablée aux montagnes en passant par les étendues d’eau -, tantôt tableau sensible du quotidien des trois personnages, les scènes filmées ne prétendent pas enregistrer une réalité mais susciter par calcul une représentation plus juste que ne le serait un banal reportage. Relations interraciales, artefacts de la communication non-verbale, migrations internationales, relations de genre… Jaguar distille en creux tout cela et plus encore. Regardeur-filmeur à la Dziga Vertov, Jean Rouch n’hésite pas à questionner aussi notre position de spectateurs, en participant lui même aux événements filmés, comme sur le marché ou lors de danses rituelles. Où la nature du regard de l’autre nous renvoie à notre propre altérité, et introduit par son interactivité une représentation de la différence qui ne serait ni irréductible, ni identique. Belle façon de montrer que le cinéma, à défaut d’être magique, facilite l’exploration du sensible. Avant-gardiste, sorcier pourfendeur d’un idéal stylistique, Jaguar est une œuvre magnifique luttant contre les fausses vérités et se jouant comme personne de la bêtise des colons - pillages, corruptions… rien ne leur est ici épargné. Une pierre angulaire à laquelle se réfèreront des générations de cinéastes.
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