Le 16 juin 2004
- Auteur : James Joyce
"Se mettre en état de cécité volontaire" face à la traduction fondatrice ou comment un groupe de traducteurs, d’écrivains et d’universitaires [1] s’est lancé l’incroyable défi de moderniser la version française d’Ulysse.
Comment un groupe d’universitaires, de traducteurs et d’écrivain a mené à bien la nouvelle version française d’Ulysse.
Traduire Ulysse est un défi. Qu’est-ce qui pousse à remettre en chantier un texte de cette envergure ?
Quelle que soit la connaissance de l’anglais, il y a comme dans tout texte littéraire réellement de valeur, une nécessité à mettre dans la langue maternelle du lecteur.
La langue de Joyce a les caractéristiques d’une langue poétique. Et comme toute langue poétique, elle présente déjà des difficultés d’accès. Il est donc tout à fait normal, d’avoir recours à la traduction, pour une œuvre de cette qualité.
Cela fait combien de temps que vous travaillez sur cette traduction ?
Depuis 2001, même si des choses se sont mises en place avant. Beaucoup des traducteurs avaient déjà travaillé sur la Pléiade consacré à Ulysse.
La première traduction fait partie de l’histoire d’Ulysse, c’est une traduction fondatrice. Dans quel état d’esprit est-on lorsqu’on remet en question une traduction historique ?
Dans un état de cécité volontaire. Nous sommes tombés d’accord, dans l’équipe sur la nécessité de ne pas se référer à la première traduction. C’est dangereux. On est limités par ce qu’on lit, et si la traduction est bonne, on est paralysés pour trouver autre chose. J’ai suggéré à mes collaborateurs de la consulter, mais seulement une fois leur travail terminé. Il y a eu quelques cas ou nous avons rencontré la même traduction, les mêmes solutions. Ce qui est à peu près inévitable, dans la mesure où Joyce est très littéral. Il nous est arrivé de faire des emprunts. Mais c’est resté exceptionnel. Nous avons par contre conservé la totalité de la scène de l’accouchement, dans sa première traduction. Cette scène qui se passe dans une maternité pendant un accouchement est écrite dans une série de styles, depuis le moyen âge jusqu’à l’époque actuelle. Il manifeste donc que la naissance et la vie du langage littéraire se fait dans l’écriture littéraire. Il y a là une sorte d’emblème de ce que fait le reste du livre. Cette dimension de création qui est justement le ressort d’Ulysse : la question de l’écriture littéraire.
Mais le texte est là, il témoigne aussi d’une époque. N’avez-vous pas peur que l’écart augmente entre la langue de la traduction, que vous voulez moderniser, et la langue du texte qui restera toujours la même ?
Ce qui a vieilli c’est quelque chose de la traduction française. Le texte de Joyce est resté moderne, vivant, de notre temps. Il n’est pas daté comme d’autres textes de cette époque. Il a gardé cette faculté de retenir et d’inspirer des écrivains, ce qui est un signe.
N’est-ce pas trop difficile de donner une autre traduction à certaines phrases qui sont pratiquement passées dans l’inconscient collectif. Je pense au début du livre. Tout le monde connaît la phrase d’origine : "Montez, Kinch, montez, abominable jésuite." En changeant cette phrase, qui est peut-être une des plus célèbres d’Ulysse, vous modifiez quelque chose de l’inconscient collectif. Aviez-vous conscience de cela, et comment s’en extraire ?
Nous avons eu conscience de ce qui pouvait se produire, et c’est ce qui peut se passer avec beaucoup de traductions. Il y a un écart qui tient à l’histoire des sociétés, des cultures, et cela a pu parfois nous paralyser. Par exemple, nous avons essayé de traduire les surnoms. Mais à propos de Buck Mulligan, plusieurs traducteurs ont dit "non, on ne peut pas le traduire. Il fait partie de l’héritage littéraire et on ne peut plus le changer".
Cette traduction des noms propres s’était déjà posée dans la première traduction...
Larbaud a expliqué qu’il avait essayé de franciser le plus possible. Mais on ne peut pas le faire totalement. En particulier pour les noms de lieux. On se retrouve avec des noms français, éventuellement pittoresques, éventuellement agréables, mais qui doivent coïncider avec des lieux de langue anglaise, et surtout, avec une réalité. Un lieu n’existe que sous une appellation. C’était donc déjà ambigu. Lorsque Joyce évoquait cette possibilité, on s’aperçoit qu’il était en train de faire des expériences. Il demande par exemple que l’on supprime les apostrophes, etc., et il veut voir ce que ça donne. Ce qui montre bien qu’il commence, dans Ulysse à s’intéresser à des problèmes qui sont ceux qu’il va développer dans Finnegan’s wake.
Vous parlez, dans la post-face de "mots-valises" qui en anglais permettent de multiplier les significations. Pensez-vous que la traduction d’Auguste Morel, du fait de son manque de distance par rapport au texte, ait pu parfois figer ce texte dans une signification trop restrictive ? Le manque de recul aurait ainsi pu orienter la traduction dans un sens qui au lieu d’ouvrir le champ de significations l’aurait fermé ?
Ce n’est pas le reproche principal qu’on pourrait faire à Morel. Ce serait plutôt de ne pas avoir été assez hardi dans sa façon de suivre ou non Joyce dans ses innovations. Dans ses tentatives de torturer la syntaxe. La question de l’ordre des mots, la construction, la ponctuation. Nous avons voulu suivre exactement la ponctuation de Joyce, sa syntaxe, les phrases interrompues, les phrases nominales. Ce n’est pas une solution de facilité. Il est évident qu’un mot isolé peut avoir plusieurs sens. On s’est refusés à interpréter en développant, ce qui aurait eu pour effet d’imposer un sens. On a choisi le sens qui nous paraissait le plus pertinent. Joyce était très attentif à l’importance de la précision des mots. Très souvent, on se disait "Joyce a utilisé tel mot, lequel pouvait-il utiliser à la place, lequel serait venu normalement à l’esprit ? Mais il a choisi celui-là." On essayait de réfléchir dans ces termes-là pour ne pas considérer les mots comme interchangeables.
Les traductions collectives sont assez fréquentes, surtout quand il s’agit de grands textes, comme Shakespeare, par exemple. Ce travail d’équipe est-il pour vous le gage d’une plus grande fidélité au texte ?
Ce qui était intéressant, c’est le point de vue, l’expérience des écrivains. Dans un cas comme celui là, cela s’impose parce qu’il y a chez Joyce et dans ce livre là particulièrement, un travail expérimental. Il est dans une recherche, et c’est intéressant de mettre cette recherche sous les yeux de gens qui ont eux-mêmes une recherche en cours dans le même ordre de choses. Eux peuvent être sensibles plus que d’autres à ce qui se passe dans le texte anglais, et en même temps apporter une réponse spécifique. Dans ce cas, il est évident que ce n’était pas la juxtaposition de compétences, de disponibilités, mais quelque chose qui relève d’une expérience d’écriture.
Avez-vous en mémoire des épisodes qui vous ont donné particulièrement du fil à retordre ?
Il y en a un, en particulier, traduit par Tiphaine Samoyault, qui est l’épisode des sirènes. Il est particulièrement difficile à traduire. C’est une expérience de Joyce. Je ne suis pas sûr qu’il en ait été lui-même tout à fait enchanté. Il savait prendre du recul par rapport à ce qu’il faisait. Il avait aussi ses préférences. L’épisode de Circé, traduit par Bernard Hoepffner est aussi très difficile. Il y a des transformations constantes du langage. Réapparaissent des expressions et des mots, de façon très émiettée, mélangés parfois de façon surprenante, on ne sait plus si ce sont des noms, des adjectifs, des verbes... C’est déjà une difficulté. La cohérence avec la première occurrence d’un mot ou d’une expression d’une construction n’est pas toujours facile à apprécier. Il faut donner assez d’indications pour qu’on sente qu’il y a une répétition, une reprise, mais ce n’est pas toujours transposable littéralement. Il faut s’adapter au cas par cas.
Une nouvelle traduction est appelée à remplacer l’ancienne ou à l’enrichir ? En d’autres termes, dans vingt ans, sur les rayons des libraires, trouvera-t-on une ou deux traductions ?
C’est un problème éditorial. Mais nous sommes parfaitement conscients qu’elle n’est pas plus éternelle que la première. Elle sera refaite un jour ou l’autre et ça serait normal. Les langues évoluent, il est normal que les traductions soient refaites. L’ancienne traduction a aujourd’hui acquis le statut d’une œuvre qui témoigne d’un état de la littérature française, de la langue française, à un moment donné.
Propos recueillis à Paris le 2 juin 2004
James Joyce, Ulysse (nouvelle traduction, Gallimard, 2004, 992 pages, 34 €
[1] La traduction, sous la direction de Jacques Aubert, spécialiste de Joyce, a été menée à bien Bernard Hoepffner (traducteur), Danièle Vors, Pascale Bataillard, Michel Cusin (universitaires), Sylvie Doizelet, Tiphaine Samoyault et Patrick Drevet (écrivains)
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