Le 13 octobre 2023
- Réalisateur : Dante Desarthe
Connu pour les films dans lesquels il se met en scène (Je me fais rare, Je fais feu de tout bois) et son adaptation du Passe-muraille de Marcel Aymé pour Arte, Dante Desarthe revient avec Joseph Losey, l’outsider.
Ce documentaire consacré au réalisateur de Monsieur Klein sera diffusé au Festival Lumière ce dimanche 15 octobre. Pour nous, Dante Desarthe revient sur l’œuvre de Losey et nous dit pourquoi il reste à ses yeux un cinéaste mésestimé.
Comment est né, ou plutôt « re-né », ce projet de documentaire ?
Dante Desarthe : J’étais dans les bureaux de la société de production Acqua alta pour un autre projet lorsque j’ai appris qu’ils avaient retrouvé par hasard cette archive datant de 1968, avec André S. Labarthe et Bertrand Tavernier. Mon producteur m’a demandé si j’aimais bien Joseph Losey, et il s’avère que c’est un cinéaste que je trouve passionnant. J’ai fait un rapide calcul dans ma tête et me suis rendu compte qu’à l’époque, Tavernier n’était pas encore cinéaste ; il était journaliste, il écrivait un peu partout, notamment à Positif et aux Cahiers du cinéma.
À la suite de ça, je regarde l’archive, je l’épluche et je suis pris d’un doute. Elle dure six heures, on y fait beaucoup référence à la politique américaine, à des politiciens aujourd’hui totalement oubliés, comme George Wallace [gouverneur de l’Alabama des années 60 à 80, connu pour ses positions en faveur de la ségrégation raciale, Ndlr]. Surtout, je me rends compte que, dans cette archive, Losey ne va pas très bien. Il ne veut pas répondre aux questions, il les envoie balader… Et puis je me rends compte qu’en 1968, il est au milieu de sa carrière. Il vient de faire Boom et Cérémonie secrète, deux échecs.
Donc, si cette archive n’était pas forcément suffisante pour être exploitée seule, il y avait tout de même de quoi faire un portrait de Losey, en partant de celle-ci comme point de départ et ce qu’elle raconte de Losey alors qu’il est au milieu de sa carrière. Je voulais faire un documentaire à la fois sur l’homme et sur son œuvre. C’est un personnage complexe, je voulais donc brosser un portrait à part.
Il s’agissait de votre premier documentaire. En quoi était-ce différent de votre travail sur vos précédentes œuvres ?
Dante Desarthe : J’ai travaillé sur des images que je n’avais pas capturées moi-même, ce que je trouvais passionnant. C’est un travail totalement différent, c’est comme écrire a posteriori. J’ai beaucoup réfléchi aux extraits que j’allais utiliser, et c’était aussi un bon moyen de raconter cette période-là de l’histoire du cinéma.
Joseph Losey est né en 1909, il a commencé dans le théâtre. Il est devenu réalisateur grâce au passage au sonore ; les artistes venant du théâtre étaient très recherchés par Hollywood à l’époque. Il a aussi fait beaucoup de radio, comme Orson Welles. Mais, contrairement à Welles, il met du temps à se lancer dans la réalisation ; quand il arrive à Hollywood, on ne lui propose pas vraiment de projets.
Il n’a pas eu ce côté « wunderkind » qu’a eu Welles très tôt, et qui est presque devenu sa malédiction.
Dante Desarthe : Exactement, et il n’a cessé de progresser. Il commence avec des commandes, des série B, des polars, avec déjà une volonté de contourner le code Hays et la censure. Le rôdeur, par exemple, raconte l’histoire d’un flic corrompu, ce qui ne se faisait pas du tout à l’époque ! Et, du fait de son exil – qui est à la fois sa malédiction et sa chance – il finit par rejoindre la vague du cinéma d’auteur, inexistante dans les années 1950. Il va vraiment devenir un auteur à l’européenne, comme Bergman ou Antonioni, qu’il aimait beaucoup.
Le film porte bien son titre puisqu’il a toujours été un à part, que ce soit aux États-Unis, en Angleterre ou en France.
Dante Desarthe : C’est sans doute la malédiction de la Liste noire, mais je pense qu’il y a autre chose. Certains exilés, comme John Berry ou Jules Dassin, sont restés des cinéastes américains en Europe. Losey, lui, a accompagné le mouvement, et a été très vite phagocyté par le travail de ces auteurs européens. Il aimait aussi beaucoup Fellini ou Alain Resnais. En revanche, il était beaucoup moins sensible à la Nouvelle Vague, il trouvait cela trop amateur, notamment ce que faisait Godard – ce que je n’ai pas gardé dans le documentaire car je trouvais que c’était une analyse assez peu étayée.
Ce statut d’outsider lui a peut-être permis de faire des meilleurs films. Ce n’était pas un auteur, il n’écrivait pas ses scénarios, et travaillait toujours avec des scénaristes, dont Harold Pinter est le meilleur exemple, mais également Franco Solinas, qui a écrit Monsieur Klein.
Justement, même après films prestigieux comme Monsieur Klein, Losey n’a jamais pu se servir de cela comme d’un « chèque en blanc » pour faire monter les projets de ses rêves.
Dante Desarthe : Et, surtout, il était obsédé par son adaptation d’À la recherche du temps perdu qui n’a jamais vu le jour. C’est son grand film manqué, qui l’a poursuivi longtemps. Il en parle dès 1968, Pinter a fini le scénario en 1971, et Losey se battra jusqu’à la fin de sa vie pour que cela voie le jour. Il était révolté à l’idée de ne pouvoir le faire. Ses meilleurs films sont ceux qu’il voulait réellement faire ; entre-temps, il en a tourné beaucoup d’autres. C’était un grand angoissé, il avait besoin de continuer à travailler, de prendre ce qu’on lui proposait. Il y a un très beau long-métrage – dont je ne parle pas dans le documentaire –, Pour l’exemple, qu’il a fini par produire lui-même car personne n’en voulait. C’est une sorte de double négatif des Sentiers de la gloire de Kubrick, l’histoire d’un déserteur dont on fait le procès, tournée en studio pour un tout petit budget, mais magistralement filmée et dirigée. C’est le premier qu’il a tourné après The Servant, qui l’avait véritablement fait changer de statut.
Il n’est pas le seul cinéaste à avoir voulu adapter la Recherche, et à avoir échoué… Ceux qui y sont arrivés sont ceux qui ont adapté l’œuvre partiellement, comme Raoul Ruiz avec Le temps retrouvé.
Dante Desarthe : Ou Volker Schlöndorff avec Un amour de Swann. Là, Losey voulait adapter l’intégralité du texte. Pinter avait d’ailleurs réussi à partir d’un vaste matériau pour écrire un scénario de deux cents pages.
Il avait des interprètes en tête ?
Dante Desarthe : Oui, mais ce n’était jamais suffisant. Il avait à cœur de le faire en France, avec des acteurs français, et c’est la raison pour laquelle il a autant tourné en France. Plusieurs producteurs, dont Daniel Toscan du Plantier, lui avaient garanti qu’il pourrait réaliser cette adaptation. C’est notamment pour ça qu’il a accepté Don Giovanni, qu’il ne souhaitait pas faire à l’origine.
Lorsqu’on passe en revue sa filmographie, c’est ce qui frappe : il a exploré beaucoup de genres différents avec des tonalités très diverses.
Dante Desarthe : En apparence, oui. Pourtant, certaines thématiques reviennent, comme celle de l’intrusion, de la collision de deux mondes qui ne devraient pas se rencontrer, ce qui créera l’étincelle qui donne vie à l’histoire. Ce qui est surtout passionnant d’un film à l’autre, c’est l’évolution de son vocabulaire cinématographique. Il a eu recours à toutes les évolutions techniques, pour mieux se les approprier et moderniser son cinéma. Il n’a jamais cessé de se remettre en question.
Pour le documentaire, vous avez également tourné de nouvelles images ?
Dante Desarthe : J’ai réalisé deux entretiens : Michel Ciment et Patricia Losey. Concernant Patricia, j’étais très content de pouvoir m’entretenir avec elle, puisqu’elle est très âgée, elle a 93 ans. Quant à Michel Ciment, c’était un plaisir de l’interviewer car il a une véritable science de Losey. Avec les images d’archive, c’est son interview qui m’a servi de colonne vertébrale pour le documentaire. C’est un témoin vivant de cette époque, puisqu’il a très bien connu le cinéaste, et certaines anecdotes sont précieuses, comme lorsqu’il prédit un grand avenir à Cannes pour Le messager [qui remportera la Palme d’or cette année-là, Ndlr]. Les propos de Ciment étaient aussi importants pour comprendre les paradoxes propres à Losey. Celui-ci débarque à New York en 1929, il se rend vite compte de l’horreur produite par ce qu’il y a de pire dans le capitalisme. Il cherche une voie de sortie ; il ne faut pas oublier que la révolution russe de 1917 n’a eu lieu que douze ans avant. Pour autant, il vient d’une famille riche, il a vécu un réel déclassement, ce qui explique sans doute qu’il soit aussi doué pour raconter les conflits de classes.
Joseph Losey est un cinéaste qui demeure moins connus que d’autres « auteurs » que vous avez cités. Pour autant, son héritage est-il manifeste aujourd’hui encore ?
Dante Desarthe : Dirk Bogarde le dit lui-même : The Servant a été une déflagration à l’époque car c’était la première fois qu’un tel sujet recevait un traitement psychologique aussi approfondi, qui ne soit ni militant ni caricatural. À l’époque, émergeait le nouveau cinéma anglais, très foisonnant, avec des personnalités comme Tony Richardson ou Ken Loach. Des cinéastes qui se placent toujours du côté de la classe ouvrière, avec une vision volontairement manichéenne. Chez Losey, c’est bien plus complexe, plus bergmanien, peut-être grâce à Harold Pinter. Dans The Servant, l’héritier lui aussi est victime ; ça lui est « tombé dessus », il n’a pas demandé à être héritier. Ce n’est pas le méchant riche et le gentil valet. Le renversement des valeurs est intéressant, tout comme le rapport de prédation, que n’aurait pas renié Kubrick.
C’est ce qui m’intéressait aussi dans l’idée de faire ce documentaire : à son époque, Losey était considéré comme l’égal de Bergman ou Visconti et, aujourd’hui, il est quelque peu passé au second plan, pour des mauvaises raisons.
Lesquelles, selon vous ?
Dante Desarthe : Il a travaillé avec des producteurs différents à chaque fois, donc on ne peut pas circonscrire et réunir dans un coffret comme pour d’autres cinéastes, qu’il a eu sa « période Warner » ou sa « période Paramount »… Pour Losey, c’est beaucoup plus composite, et pourtant il y a une dizaine de films sur les trente-quatre de Losey qui pourraient faire l’objet d’un seul coffret et constitueraient une filmographie essentielle. Les jeunes cinéphiles gagneraient à le connaître.
Quels sont les œuvres que vous recommandez à ceux qui ne connaissent pas la filmographie de Losey ?
Dante Desarthe : Tout d’abord, les trois scénarisées par Pinter : The Servant, Accident et Le messager. Mais aussi Le rôdeur et Maison de poupée, adaptation d’une pièce de Henrik Ibsen, à la fois lointaine et proche de l’original. Un grand film classique fait à une époque où l’on en produisait plus. Sans oublier Monsieur Klein, le film que je trouve le plus juste sur cette période-là, que Losey arrive à raconter de façon totalement cinématographique ; ou Une Anglaise romantique avec Glenda Jackson et Michael Caine. Pour Eva, c’est plus compliqué car on ne le verra jamais tel que Losey l’aurait souhaité. Un montage plus long de vingt minutes plus long que la version cinéma a vu le jour mais elle est encore imparfaite.
Vous travaillez sur le troisième volet des aventures de Daniel Danite. Après Je me fais rare et Je fais feu de tout bois, il s’intitulera Je ne m’étonne plus de rien. Où en est le projet ?
Dante Desarthe : J’ai presque fini : il me reste seulement deux scènes à tourner. 80 % de Je ne m’étonne plus de rien avait été tourné pendant le confinement, et le reste l’année suivante. Je l’ai tourné avec mon téléphone par mes propres moyens, et je chercherai le circuit de distribution ensuite.
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