Je ne me souviens pas
Le 30 novembre 2004
La langue, le silence et la mémoire. Un très grand livre d’un très grand écrivain.
- Auteur : Aharon Appelfeld
- Editeur : Editions de l’Olivier
- Genre : Roman & fiction, Littérature blanche
- Date de sortie : 27 août 2004
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Des mots simples. Ne pas verser dans le nombrilisme. Ne pas tirer sur la corde sensible. Tel est le credo d’Aharon Appelfeld depuis cinquante années qu’il est publié, et auquel il ne déroge pas dans cette Histoire d’une vie, la sienne, à laquelle il revient par bribes. Sans pathos. D’ailleurs il ne se souvient pas. Seules se sont gravées en lui, venant du fond de l’horreur, de puissantes sensations physiques. Le corps, les cellules gardent l’empreinte. Subsistent ainsi le froid, la faim, la peur en tant qu’entités mais impossible de les relier à des événements précis, impossible d’en faire la chronologie. Trop de terreur vide la mémoire. A d’ailleurs rendu presque muet, presque autiste, le jeune juif échappé à l’âge de dix ans d’un camp de concentration et ayant survécu dans la plus grande des solitudes à l’abri des forêts ukrainiennes. Une prostituée puis un paysan le recueilleront pour un court laps de temps, mais vite il prendra la poudre d’escampette, conscient des risques d’être dévoilé. Faut-il qu’il ait engrangé de l’amour avant cette tragédie, pour avoir envie de vivre malgré tout, le petit Aharon qui a vu sa mère assassinée sous ses yeux dans le ghetto, qui a été séparé de son père au camp. S’il survit, c’est dans l’espoir immense, démesuré, irrationnel, de revoir ses parents.
Pas de larmes, pas de nostalgie. Histoire d’une vie ni pire ni moins pire que celles de toutes les vies piétinées par la botte hitlérienne. Des femmes, des hommes, des enfants, qui, s’ils ont survécu, tentent de se reconstruire, chacun à sa manière. "On ne sait pas que faire de sa vie sauve", constate Aharon Appelfeld, jusqu’à ce qu’un jour il rencontre l’écriture. Avant cela, une fois arrivé en Israël, il lui faut apprendre une nouvelle langue. Et se séparer des anciennes, ici inutiles. Il en parlait quatre, le roumain officiel de sa contrée de Bucovine - terre d’écrivains s’il en est [1] -, le ruthène, langue du peuple et de sa nounou, le yiddish de ses grands-parents, et l’allemand, langue maternelle. L’allemand devenu "langue des assassins". Héritier de ces multiples cultures, mais ayant quasiment perdu toutes ces langues, Appelfeld trouvera un sens à sa vie en les fondant, en les amalgamant à sa nouvelle langue, l’hébreu, celle qui n’a aucune relation avec un passé trop douloureux pour être dit. Ainsi, le jeune déraciné recollera tant bien que mal ses morceaux pour devenir d’ici, Israël, tout en restant de là-bas, la vieille Mitteleuropa maintenant engloutie corps et biens. Car le passé, quel qu’il soit, est "une source de vie".
Parsemé de miettes de réminiscences, d’anecdotes à peine effleurées plongeant au cœur de l’horreur, éludant ce qui est aujourd’hui encore trop cruel pour être mis en mots, Histoire d’une vie est le livre d’un homme qui regarde en arrière sans trop savoir ce qu’il y voit. Une vie faite d’événements épars, sans continuité ni sens, comme une parabole de la disparition et de l’abandon. Et où subsistera une méfiance à l’égard des autres dont il ne pourra jamais se départir. Perte de l’innocence à laquelle chacun de nous est confronté un jour ou l’autre, mais qu’Aharon Appelfeld a pour sa part payé le prix fort. En tenant à distance la douleur qui aurait pu le submerger définitivement, en conservant la posture la plus légitime qui soit, l’écrivain Appelfeld, réconcilié avec lui-même, nous touche au plus profond. Un très grand livre qui puise dans le silence la parole juste.
Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie (Sippur hayim, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti), Ed. de l’Olivier, 2004, 238 pages, 19,50 €
[1] Paul Celan et Gregor von Rezzori, par exemple, sont originaires de cette contrée des Carpates
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