Dans le ventre de la bête immonde...
Le 24 avril 2002
Un ouvrage qui relate une jeunesse passée à l’ombre de la guerre et du nazisme...
- Auteur : Sebastian Haffner
- Editeur : Actes Sud
- Genre : Roman & fiction, Littérature blanche
- Nationalité : Allemande
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Journaliste et historien de renom, Sebastian Haffner meurt en 1999, laissant derrière lui un manuscrit relatant une jeunesse passée à l’ombre de la guerre et du nazisme. Lors de sa parution, l’ouvrage déclenche une violente polémique. On met en question son authenticité. Ces doutes à présent levés, reste un témoignage moral impérissable : l’histoire d’une vie, du quotidien des hommes quand l’Histoire du monde s’emballe, une fine analyse politique, mêlée d’ironie et d’amertume devant l’abdication d’un peuple qui pourtant, "dans son ensemble, s’est bien comporté".
Histoire d’un Allemand est l’histoire d’"un jeune homme ni particulièrement intéressant ni particulièrement important, qui vivait par hasard dans l’Allemagne de 1933" et qui, pour tout dire, n’inspire pas particulièrement la sympathie."Produit standard de la bourgeoisie allemande cultivée", et à ce titre privilégié, jamais Sebastian Haffner ne s’engage pas activement contre le nazisme, même lorsque son meilleur ami, juif, doit s’exiler. "Plutôt de droite", "conservateur et farouchement individualiste" il n’affiche pas d’"opinions politiques définies". Adoptant un profil bas tout au long de l’ascension d’Hitler, il quitte l’Allemagne tardivement, en 1938.
On pense tout de suite à Inconnu à cette adresse [1]. Toutefois, là où Kressman Taylor montre la dégradation des liens entre deux amis "inséparables", l’un juif, l’autre pas, Sebastian Haffner, lui, dissèque le processus d’aliénation d’un peuple, la lente descente dans l’abîme.
Résumons : au commencement était l’Allemand, puis vint le nazi ; alors l’Allemand disparut.
Qui ne s’est pas demandé, jeune enfant imbu d’histoire collégienne et de mauvais films de guerre, comment tout un peuple avait pu ainsi se laisser berner, manipuler, par un homme issu "d’une jungle située bien en dessous du niveau de la littérature la plus obscène, d’un enfer d’où montent les démons engendrés par les remugles mêlés des arrières-boutiques, des asiles de nuit, des latrines et des cours de prison" (intéressante compilation des peurs "bourgeoises" de Haffner) ?
La crise ? La guerre ? le traité de Versailles ? Oui, c’est tout cela et bien d’autres choses. De la guerre, Haffner retient surtout la frénésie et l’empreinte laissées dans l’âme collective, cette âme si semblable à l’âme de l’enfant ("Les idées avec lesquelles on nourrit et ébranle les masses sont puériles à n’y pas croire"). De la crise, il ne retient pas la misère, mais l’enthousiasme des jeunes gens soudainement enrichis, du renversement de toute valeur. C’est aussi la "manie du sport [...] presque aussi beau que la guerre". Face à la montée du nazisme, il rapporte la lâcheté des élites et des mouvements politiques (aussi bien le Zentrum, catholique, que les communistes) et leur renoncement à toute forme de résistance.
Avant tout, "la vie quotidienne était un obstacle à l’analyse lucide". Pourquoi s’inquiéter des vociférations nazies puisque le vieux Juif discret, assis au tribunal près du jeune référendaire qu’est Haffner, continue de dire la loi... comme avant. Ce qu’on lit dans les journaux n’est pas la vraie vie ! Voilà l’atout principal dans la manche brune, "couleur excrément". L’insouciance et le relâchement, jusqu’à l’erreur mortelle d’espérer manipuler le parti d’Hitler.
Une question se pose alors : que faire, quand "la résistance individuelle n’était plus qu’une forme de suicide" ? Quitter son pays, renier sa nation, voilà l’issue. Mais Haffner révèle l’attachement sans faille de tout un chacun à son identité nationale. L’effort est tel pour s’en détacher que beaucoup renoncent et se replient sur eux-mêmes en un lieu à l’abri de tout et de tous, sanctuaire du moi quand l’Etat se fait terroriste ("détourner le regard, ne pas participer mais ne pas haïr, ne pas être dégoûté, rester intact"). Cette lutte, que Sebastian Haffner met en lumière, est celle de l’individu et de l’Etat, de l’intimité violée par le pouvoir. C’est le rêve brisé de la communauté entre les hommes quand aimer, rire, pleurer devient politiquement condamnable.
Un nazi, un jour, s’approche de Sebastian Haffner et lui demande simplement : "Etes-vous aryen ?" Et lui de répondre... oui.
Imaginez-vous au commencement. Que le nazi vienne, alors aurez-vous la force de ne pas disparaître ?
Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand (Geschichte eines Deutschen), traduit de l’allemand par Brigitte Hébert), Actes Sud, coll. "Un endroit où aller", 2002, 384 pages, 20,90 €
[1] Kressmann Taylor, Inconnu à cette adresse, Autrement, 2002 (réédition), 64 pages, 7,95 €
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