Il est parfois dit que l’attribution d’un prix littéraire peut briser l’inspiration d’un écrivain. Que ceux qui ont apprécié le subtil roman Diabolus in musica, prix Médicis en 2000, se rassurent. Yann Apperry, son auteur, n’a rien perdu de son talent. Mieux encore, assuré de son don à ciseler les mots, le romancier trentenaire n’hésite désormais pas à mettre de côté une surabondance potentielle d’effets de style pour plonger tête baissée dans la tourmente narrative. En témoigne Farrago, son dernier ouvrage au souffle ravageur.

Hiver 1972 : Apollo XVII réussit son alunissage sur les collines de Taurus-Littrow tandis que les B-52 bombardent Hanoi. Mais à Farrago, bourgade perdue de Californie du Nord, la vie continue de s’écouler, tranquille et ennuyeuse avec son lot habituel de notables et d’oubliés de l’Amérique profonde. Le bon sens n’en a pas moins déserté l’esprit de ses habitants, à commencer par l’épicier Fausto, le plus sage d’entre eux, qui ne manque jamais d’analyser avec efficacité l’actualité comme les aléas de la vie : "ils feraient mieux de bombarder la lune et de laisser les gens tranquilles".

Orphelin abandonné bébé sur un tas d’ordures et vagabond de son état, Homer Idlewilde, lui-même, n’en oublie pas pour autant de s’interroger sur le hasard et de réfléchir sur les espoirs et les désillusions de ses compagnons d’infortune : Duke, le résident de la décharge de Farrago, Elijah, l’aspirant forgeron et Ophelia, la jolie rousse de la maison de passe locale. Les questions philosophiques d’Homer resteraient sans conséquence si une étoile filante ne traversait pas un jour le ciel de Farrago. Incité par Fausto à faire un vœu, le vagabond décide alors de se construire un destin et s’embarque dans une épopée au cours de laquelle il partira, au fil des mots, à la rencontre de soi-même car "les seules personnes qui peuvent espérer voir clair dans leurs problèmes sont celles qui sont capables de raconter leur histoire, qui savent faire une histoire de ce qu’elles ont vécu ". La parole guide Homer au gré de ses aventures et de celles de ses amis et révèle peu à peu la vocation de ce candide, apprenti poète.

Tour à tour surpris, impatient et ému, le lecteur est transporté dans cette trépidante odyssée, au gré des souvenirs d’Homer qui s’enchaînent d’une histoire à une autre, en spirales ininterrompues puisque "les bonnes histoires comme les morts dignes de ce nom forment des cercles. Même si parfois ce sont les survivants qui bouclent la boucle". Décidément, si les mots forgent un destin, celui d’Apperry s’inscrit dans la cour des grands.