Le 16 mars 2016
Interview de la réalisatrice Lucile Hadzihalilovic, réalisatrice d’un choc sensoriel à découvrir le 16 mars.
- Réalisateur : Lucile Hadzihalilovic
- Acteurs : Julie-Marie Parmentier, Roxane Duran
- Genre : Fantastique
- Nationalité : Espagnol, Français, Belge
- Date de sortie : 16 mars 2016
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Véritable œuvre d’art sensorielle, Evolution, à l’instar du cinéma de Peter Strickland, pioche dans des références passionnantes (le fantastique espagnol, l’horreur féminine, le surréalisme organique) pour un résultat sans équivalent, à mi chemin entre avant-garde et cinéma de genre. Envoûtant, immersif et terrifiant, le film ne laisse rien au hasard, nous submerge progressivement dans les sons et les couleurs, expérience de synesthésie absolue. Une rencontre avec la réalisatrice Lucile Hadzihalilovic s’imposait. Chose faite ce dimanche 6 mars lors de l’avant-première du film à l’Utopia de Toulouse.
Quand l’idée du film Evolution a germé et quelles ont été les différentes étapes de son évolution justement ?
Lucile Hadzihalilovic : C’est un projet que j’ai depuis très longtemps. C’était avant Innocence. J’avais fait une petite version qui n’était pas encore un scénario. Cela commençait par un enfant que sa mère amène à l’hôpital et là on lui fait des choses étranges. J’avais envie de faire un film de genre, un film fantastique, presque d’horreur. Ensuite, je suis tombée sur la nouvelle qui a donné lieu à Innocence et je l’ai réalisé. Donc j’ai laissé le projet de côté pour le reprendre plus tard. A ce moment là, il y a eu effectivement plusieurs étapes d’écriture. Cela partait plus d’émotions, d’images, d’une situation plus que d’une histoire. J’ai donc essayé d’écrire une histoire ou des histoires afin que ces éléments là surgissent. Ce qui a été très long, ce n’était pas de l’écrire mais de trouver l’argent pour le faire. Je pensais que le fait que ce soit un film de genre, ça aiderait un peu, ça permettrait de l’identifier mieux par rapport à un film comme Innocence où c’est plus difficile de coller une étiquette dessus. En réalité, c’est le contraire qui s’est passé. Je pense que c’est très difficile en France de faire un film de genre. La difficulté de celui-ci c’est que c’est aussi un film d’auteur. Ce n’est pas un film très commercial et pour un film de genre, ce n’est pas le film habituel très frontal, très explicatif et narratif. Pour les gens du cinéma d’auteur, qui était le circuit par lequel il fallait le faire financer, le genre est considéré, il me semble, comme quelque chose de pas assez intelligent, de pas assez sérieux. Du coup, ça coinçait tout le temps à ce niveau là.
En parlant de fantastique, je trouve que la tradition du fantastique espagnol est totalement transcendée dans votre film (cela va en gros des Révoltés de l’an 2000 de Serrador aux premiers longs métrages de Villaronga). Dans quelle tradition se trouve votre fantastique ?
C’est pas facile de répondre pour moi. Bien que le film soit tourné en Espagne, je ne pense pas qu’il se relie tellement à la tradition gothique fantastique espagnole. Il me semble plus proche de films à la lisière de l’imaginaire même si j’ai été plus directement dans le fantastique. Pour moi, ce serait plutôt un film comme L’esprit de la ruche de Victor Erice. C’est un monde de l’enfance qui s’invente un univers imaginaire à la lisière de la réalité. Cela m’est plus familier. C’est vrai que le film de Serrador m’avait beaucoup marqué pour son ambiance plus que pour l’histoire. Mais ce sont les films de l’Est dont je me sentirais le plus proche, la façon dont les Russes, les Polonais, les Tchèques utilisent la science-fiction, surtout dans les années 60 et 70. Dans leurs films, ce sont souvent des métaphores de la société, là ce n’est pas le cas. On est plus sur l’enfant, son monde et ses émotions qui sont au centre.
Il y a aussi une tradition de l’horreur gothique féminine qui a souvent représenté la maternité, l’enfantement comme quelque chose de monstrueux, ça part de Mary Shelley avec Frankenstein jusqu’à Margaret Atwood avec La Servante écarlate par exemple. On s’aperçoit que ce sujet est principalement traité par les femmes et dans le film vous utilisez des symboles à foison liés à la maternité.
Je ne pense pas qu’il y ait un cinéma féminin ou un fantastique féminin. Par contre, la question de la maternité est forcément une question qui préoccupe les femmes ou qu’on leur impose. Je ne l’avais pas réalisé, mais effectivement vous avez raison. Le fait de passer par le fantastique permet dans mon cas d’aller plus directement vers le subconscient plus que le mental. Peut-être que les choses qui ont à voir avec le corps passent bien par ce prisme.
Oui, puis David Cronenberg en parle très bien aussi dans Chromosome 3, même si l’approche est très différente.
On m’a fait remarquer qu’il n’y avait pas beaucoup de films qui parlaient de la puberté des garçons au sens physique du terme. Dans mon film, je trouvais cela beaucoup plus intéressant avec un petit garçon mais je pense que ce garçon me représente moi petite fille. Je pense que ce n’est pas difficile en tant qu’enfant de se représenter sous les traits d’un garçon. Si c’était un adolescent, ce serait autre chose. Mais c’est peut-être une manière déguisée de parler de la procréation, même si c’est un garçon.
Mêler le désir et l’enfance semble être un sujet glissant, même un auteur brillant comme Tony Duvert reste sulfureux aujourd’hui. C’est peut-être un sujet vers lequel peu d’artistes osent s’aventurer car ils ont peur d’être mal compris.
Dans le film ce n’est pas encore la sexualité. C’est plus l’éveil des sens et un rapport au corps à plein de niveau. A un moment il y a une forme de sensualité qui se déploie. Je ne pense pas que cette partie là du film soit dérangeante parce qu’elle est très poétique.
En parlant d’éveil des sens, pour moi Evolution est un vrai film synesthésique. On a l’impression de sentir, de palper, de goûter les choses. Comment travailler sur le sensoriel et donner au spectateur ces perceptions ?
Cela me fait très plaisir que vous dites cela. J’ai vraiment essayé de rendre ce monde imaginaire très concret, très physique, car pour moi les deux vont vraiment ensemble. C’était tout le temps d’avoir de la matière, des choses très simples et réalistes. On n’a pas pu pour des raisons de budget mais de toutes façons je ne voulais vraiment pas tourner en studio. C’était très important que l’on soit dans des décors qui existent. Ce village existe, la chambre de l’enfant existe, les murs ont cette texture. L’hôpital est un hôpital abandonné sur lequel on a travaillé, mais les murs sont là, les taches sont déjà là. On a essayé de mettre de la texture partout. Dans l’eau, nous avons dit au plongeur caméraman qui nous a fait les plans sous-marins que ce qui nous intéresse c’est la matière. Essayer de faire sentir la texture de ces algues. Ce n’est pas de la description, c’est de la matière. On a aussi mis cela dans l’image elle même. Je voulais tourner en pellicule. Je n’ai pas pu le faire pour plusieurs raisons mais finalement on a essayé de remettre de la matière dans la texture de l’image aussi.
Puis il y a ces plans extrêmement rapprochés, où la peau du petit garçon devient un paysage et on voit chaque pore. Nous sommes vraiment dans la texture de la peau.
Je ne voulais pas faire des choses numériques. Par exemple, les créatures qu’il y a dans le film, je voulais qu’elles soient un peu comme dans Eraserhead, très physiques, palpables.
Et il y a le travail sur la couleur !
La couleur c’est aussi très intense, très
physique pour moi. Je voulais que l’on ait l’effet physique de certaines couleurs et c’est aussi une manière de rendre ce monde attirant et beau. Effrayant mais beau aussi. La première couleur qui m’est venue à l’esprit c’est le rouge de l’étoile des mers. On pense toujours à des étoiles rouges. A partir de là, il y a eu le vert de la mer, le vert qu’on remet dans l’hôpital pour rappeler la mer. On a travaillé le décor et la lumière en même temps dans cette optique.
Vous avez retraité quand même les couleurs, elles semblent vraiment saturées.
Oui, on a saturé un peu à l’étalonnage. On voulait qu’elles soient bien intenses. Mais on ne les a pas tellement manipulées, car on avait ça à la base dans les costumes, les décors. L’idée n’était pas de les éteindre mais d’en faire ressortir le grain.
La photographie est magistrale.
J’ai eu la chance de travailler avec Manu Dacosse, qui est un chef opérateur belge, qui avait fait l’image notamment pour Amer et L’étrange couleur des larmes de ton corps entre autres. Dans Amer, il y avait à la fois un parti pris très artificiel avec des couleurs très fortes, très marquées mais aussi des choses en lumière naturelle qui sont très belles aussi. Il a une palette vraiment très large. On s’est très bien entendu. On était d’accord sur les directions. Tous les deux nous voulions travailler en film et on a essayé de travailler avec de la texture, de la matière encore une fois. La difficulté c’est qu’on tournait très vite. Il y avait des parti pris comme la plan fixe, le Scope, d’avoir ces couleurs, la lumière naturelle... Je ne faisais pas de storyboard, j’avais un découpage. Il travaillait très vite. C’était très intuitif. Dans les intérieurs, la chef déco et Manu ont travaillé ensemble. C’est la déco qui a fait la lumière et la lumière qui a fait la déco en quelque sorte. Nous étions vraiment tous sur la même longueur d’onde, aussi avec la personne qui s’occupait des costumes. Ils trouvaient plein de solutions et d’idées qui allaient dans le sens du film. Ils étaient de très bons partenaires de jeux !
Et les choix physiques pour la société de femmes et la communauté des enfants ?
Je suis partie de la mère et de l’infirmière. J’ai pensé de suite à Julie Marie Parmentier pour faire l’un des rôles car je trouve qu’elle a une étrangeté, une beauté. Elle peut être aussi très inquiétante. Elle a son monde intérieur. Et je trouvais qu’il y avait un air de famille un peu avec Roxane Duran qui joue l’infirmière. Cela tombait bien qu’elles aient la peau très blanche, qu’elles aient les cheveux un peu roux pour le côté étoile des mers. Si ce sont des créatures marines, il ne faut pas qu’elles soient méditerranéennes. Les autres femmes sont un peu une déclinaison des mêmes. Cela aurait été bien qu’elles n’aient pas de sourcils. Je n’aurais pas été jusqu’à leur enlever les cheveux. On n’a pas pu leur raser les sourcils non plus, ils sont juste décolorés. Cela les rend un peu plus similaires. Pour les enfants, je voulais qu’il y ait un petit doute. A un moment l’enfant dit que la mère n’est pas sa mère. Je voulais qu’on puisse se dire qu’ils n’ont pas les mêmes physiques. Pour des raisons de production, on a pris les enfants en Belgique, on s’est donc retrouvés avec des enfants plutôt blonds qui ramènent une similarité avec elles.
En fait, il n’y a que le héros, celui qui remet en cause sa parenté, qui est un peu plus brun que les autres.
Parfois c’est inconscient ce qu’on cherche. je pense que j’ai cherché des garçons avec une certaine fragilité, une certaine beauté. Par exemple, celui qui a les cheveux très blonds, qui est très pâle, je me suis dit que cela marchait très bien. Pour Max, le garçon principal, il a des traits très fins, un côté un peu féminin. En même temps, il est plus âgé qu’il n’a l’air, mais il a ce corps assez frêle et une tête un petit peu grosse. Ce sont des petites choses...
Cela colle bien à la dimension solaire du film.
C’est au soleil, mais en même temps on n’est pas très sûr quant à où cela se passe. Est-ce vraiment dans le Sud ? On a essayé de voiler un peu le ciel. Ni ces enfants ni ces femmes ne sont bronzés par le soleil. On joue sur des choses contradictoires, ambivalentes, qui mettent un peu de trouble et d’instabilité.
Le film part du silence et se développe très calmement avec des chuchotements, des drones, qui créent une tension certaine. Une sorte d’anti Zulawski. Puis à la fin le héros, le petit garçon pousse un cri et appelle "Stella", dont le nom renvoie à l’étoile des mers mais on peut y voir aussi un écho à une scène de la pièce de Tennessee Williams, Un tramway nommé désir, où le cri de Stan Kowalski est resté mythique et a même donné lieu à un festival du Stella Shouting Contest à la Nouvelle Orléans.
C’est drôle, j’ai lu le Tramway il y a très longtemps et j’avais complètement oublié ça. Un de mes producteurs me l’a dit, "c’est embêtant, ça fait vraiment penser au Tramway nommé désir". Mais en France, vous êtes la première personne qui me le dit.
En même temps, chez Tennessee Williams le cri peut signifier la fin de l’illusion, le masque qui se brise et la confrontation à la réalité, ce qui me semble pertinent quant à ce jeune garçon qui remet en cause cette société d’illusions et ce que les adultes lui ont inculqué. Sa perte d’innocence se matérialise peut-être dans ce cri final.
Effectivement, le nom de Stella s’en réfère aux étoiles. Je voulais même enlever ce prénom car je le trouvais un peu lourd, un peu trop souligné. En même temps, je me suis demandée quel autre prénom serait possible et ce ne pouvait pas en être un autre que Stella.
Ce passage du silence au cri en revanche c’est quelque chose que vous avez travaillé ?
Oui, je voulais qu’il y ait peu de paroles, que l’on soit dans le secret, que les choses soient dites à demie voix. Il y a un peu de dialogues entre la mère et l’enfant, puis cela redevient de plus en plus silencieux. Ce qui me plaît dans le cinéma, c’est que ce n’est pas un art verbal. Cela permet de dire les choses autrement qu’en utilisant le verbe. Encore une fois, cela s’adresse à quelque chose qui est plus subconscient qu’il serait cérébral.
Une des scènes hallucinantes nous a fait tomber la mâchoire avec mon voisin car elle est d’un érotisme hallucinant, c’est la danse des femmes en forme d’étoile de mer. Pour cela, vous avez fait appel à Gisèle Vienne.
Je m’étais dit qu’il fallait chorégraphier la scène. Je voulais travailler avec une danseuse et une chorégraphe, mais c’était très compliqué pour des histoires d’argent. On tournait à Lanzarote, et la production m’a dit qu’il n’était pas possible d’amener des femmes là-bas pour faire ça. Donc il a fallu trouver des figurantes sur place. Et ils ne voulaient pas payer un chorégraphe non plus, donc il a fallu que je me débrouille. Il se trouve que je connais Gisèle Vienne, j’adore ce qu’elle fait, il y a des choses sur lesquelles on se comprend vraiment bien. Je savais que je pouvais vraiment avoir confiance en elle. Je lui ai demandé de venir et de préparer un peu ces femmes. On a parlé, et on s’est dit qu’il ne fallait pas des danseuses, mais plutôt des femmes qui faisaient du yoga, pour qu’elles puissent savoir respirer, maîtriser leurs corps non pas dans l’expression mais plus dans la respiration. Quelque chose de très physique. On a trouvé les femmes sur place. On a fait un casting. Il fallait en plus qu’elles se ressemblent un peu. On a tout juste trouvé le nombre qu’il fallait. Gisèle a travaillé une journée avec elles. Elle a réussi à préparer ça en quelques heures et le soir on a tourné.
Puis il y a les matières aussi.
Oui et le son en a rajouté une couche. L’idée était que ça reste un peu mystérieux. J’avais vraiment peur que ce soit ridicule. J’avais aussi imaginé des choses avec plus d’étoiles de mer et plus de matières. Mais finalement je trouve qu’on a trouvé un bon équilibre entre ce qui était possible et le flou, l’obscurité. Des gens y voient un accouchement, bien qu’elles ne peuvent pas accoucher. C’est une célébration très érotique aussi.
Depuis La Bouche de Jean Pierre, le film avec lequel je vous ai découverte, il y a cet intérêt pour la période de la puberté et l’enfance. Qu’est-ce qui fait que vous y retournez ? Vous piochez vous même dans votre propre histoire pour en parler ?
Comme Evolution, ce sont des histoires autobiographiques. Même si ce sont des mondes imaginaires, ça parle de peur, de désir, et oui j’en reviens toujours à cet âge, autour de dix ans. Il ne m’est rien arrivé de vraiment particulier mais c’est un moment où des choses se sont nouées. C’est un moment où on découvre et on imagine plein de choses. En même temps, on est encore dans l’enfance. Mon histoire personnelle m’y renvoie tout le temps, c’est vrai.
Cette "évolution" pour vous elle-est liée à ce corps qui change, ces choses que l’on ne comprend pas forcément ?
Je pense que c’est un ensemble. C’est le corps qui change, son statut qui change. En tant que fille on n’est plus vu par la société de la même façon. C’est le fait aussi de commencer à voir les adultes autrement. Dans mes films, les figures sont un peu fantasmagoriques mais c’est un moment où on se doute de ce qu’ils disent, on se pose des questions, on ressent les règles imposées de manière arbitraire.
Votre conte pour enfants préféré ?
La Reine des neiges.
Evolution sortira en salle le 16 mars 2016. Retrouvez notre critique ICI
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