Elégie de la Sarmatie - La critique des films et le coffret DVD

En une série d’admirables documentaires élégiaques, filmés à hauteur d’homme, Volker Koepp explore la Sarmatie, vaste région mythique hantée par les catastrophes du vingtième siècle et au présent incertain.

L’argument : Depuis 40 ans, Volker Koepp filme les habitants d’un territoire entre la Baltique et la mer Noire. Une antique et mythique Sarmatie, zone tampon entre l’Est et l’Ouest du continent européen, qui a vu ses frontières bouger au gré des soubresauts de l’histoire du XXe siècle. En quatre films, le cinéaste allemand nous invite au voyage dans un temps bousculé, dans un espace mouvant où les hommes et les femmes tiennent debout.
– Kalte Heimat - Froide patrie, 1994-1995, 152 (158) minutes.
Kaliningrad. Ancienne partie du puissant Etat d’Allemagne du Nord au XVIe siècle, la Prusse-Orientale fut partagée entre l’URSS et la Pologne en 1945. Sa capitale Königsberg devient Kaliningrad. A travers les témoignages de ses habitants, Volker Koepp esquisse le portrait d’une population composite. Polonais, Lituaniens, Russes, Allemands, mais aussi Kazakhes et Arméniens, tous victimes de migrations forcées et déracinements douloureux.
– Herr Zwilling und Frau Zuckermann - Monsieur Zwilling et Madame Zuckermann, 1998-1999, 126 (132) minutes.
Tchernowitz. Chaque soir, M. Zwilling et Mme Zuckermann se retrouvent pour échanger leurs souvenirs. Il font partie des derniers juifs de Tchernowitz, une ville ukrainienne qui appartenait à l’Empire austro-hongrois jusqu’à la Première Guerre mondiale. Elle fut ensuite roumaine puis soviétique, occupée par les nazis puis à nouveau par les Soviétiques et enfin ukrainienne. La moitié de sa population était juive, qui fut déportée dans les camps en 1941. Deux témoignages pétris d’humour et de tristesse.
– Holunderblüte - Fleurs de sureau, 2006-2007, 90 (92) minutes.
Gastellovo. Niché dans une enclave russe au sein de l’Union Européenne, le village est aujourd’hui à l’abandon, la nature semble vouloir y reprendre ses droits. Là, les enfants, livrés à eux mêmes, ont crée un univers onirique où ils puisent l ’énergie de vivre et de s’imaginer un futur.
– In Sarmatien - En Sarmatie 2013, 120 (129) minutes.
Sarmatie. Russie, Lituanie, Biélorussie, Pologne, Moldavie, Ukraine : dans ces terres nommées Sarmatie par les Grecs et les Romains, ces paysages qui ont inspiré les écrivains et traversé un siècle d’histoire bouillonnante, le cinéaste revient quarante ans après son premier film pour y recueillir les témoignages d’une nouvelle génération, en regard des rencontres de ses précédents films. Des jeunes femmes surtout, qui déplient pour lui tous les sens du mot exil.
(Textes de la jaquette du coffret DVD)

Notre avis : A côté du monumental cycle des Enfants de Golzow de Barbara et Winfried Junge, l’oeuvre de Volker Koepp, entamée à la fin des années soixante au sein de la DEFA, est sans doute la plus ample et la plus cohérente de celles issues de la riche école documentaire de l’ex-RDA.
Le déracinement géographique, que l’auteur a lui même vécu dans sa petite enfance (il est né en 1944 en Poméranie, région devenue polonaise après 1945), les traces que les bouleversements de l’histoire laissent, ou ne laissent pas, dans les paysages et la mémoire de ceux qui les subissent sont au coeur de tous ses films.
Sa vaste filmographie déroule en parallèle plusieurs fils, repris régulièrement au cours des ans : la propre histoire familiale, entre la Pologne et les deux Allemagnes, dans Pommerland (2005), Söhne (2007) ou Berlin-Stettin (2009) ; l’ex-RDA avant et après la réunification, dans Uckermark (2001), avec les ouvrières de l’usine textile de Wittstock (7 films entre 1974 et 1997), les employés des tuileries de Zehdenick (Märkische trilogie, 1988 à 1991) ou les mineurs de la Wismut (1993) ; le vaste cycle enfin consacré à la Sarmatie qui commence en 1972 avec un documentaire sur le poète Johannes Bobrowski (Grüße aus Sarmatien*) mais se déploie après la chute du Mur et la fin de l’URSS dans une série de films de voyages explorant cet immense territoire qui va de la Baltique à la Mer Noire et qui, plus que jamais au coeur d’enjeux géopolitiques complexes, ne parvient pas à sortir du schaktarp évoqué au début de In Sarmatien, ce temps intermédiaire, entre hivers et printemps, lorsque la fonte des glaces rend impraticables le fleuve et les routes

Volker Koepp - In Sarmatien - © Documentaire sur grand écran / Vineta Film / DEFA-Stiftung

Kalte Heimat (1994), Kurische Nehrung (2001), Schattenland - Reise nach Masuren (2005), Holunderblüte (2007), Memelland (2008) et Livland (2011) explorent la partie septentrionale, autour du Niémen (Memel en allemand), l’ex Prusse orientale devenue le territoire de Kaliningrad et les pays baltes.
Herr Zwilling und Frau Zuckermann (1998) et Dieses Jahr in Czernowitz (2003) sont consacrés à Czernowitz (Tchernivtsi en Ukrainien) et à la région environnante, entre Roumanie, Moldavie, Galicie, Ukraine. Dans cette ville emblématique du creuset multiculturel de l’Europe de l’est sont nés de grands écrivains de langue allemande, les poètes Rose Ausländer et Paul Celan, figures tutélaires plusieurs fois citées, ou encore le romancier Gregor von Rezzori.
Elle abrita surtout une importante communauté juive (42 592 sur une population totale de 112 427 au recensement de 1930, contre 1308 en 2001) dont Rosa Roth-Zuckermann et Matthias Zwilling, les inoubliables figures centrales du premier film, étaient, à la fin du vingtième siècle, la mémoire vivante.

Volker Koepp - Herr Zwilling und Frau Zuckermann / In Sarmatien - © Documentaire sur grand écran / Vineta Film / DEFA-Stiftung

Bilan provisoire de ce cycle, In Sarmatien (2013) cherche à dresser un état des lieux actuel de ce territoire qui, après deux guerres mondiales, après Staline et Hitler, continue d’être un espace intermédiaire, de sursis, hanté par un passé de catastrophes le plus souvent refoulées, ballotté par les crises politiques et économiques (presque tous les jeunes sont partis travailler en Europe de l’ouest ou en Russie) et à l’avenir toujours incertain.
Comme dans tous ses films, Koepp effectue cet état des lieux sans adopter de discours professoral ou idéologique et sans grandiloquence (peu de musique, peu de commentaires, pas d’effets spectaculaires) mais sur le ton de la méditation lucide, du poème élégiaque, en confiant à son fidèle chef opérateur Thomas Plenert le soin de magnifier la beauté souvent stupéfiante d’une nature peu hospitalière et celle, fragile, émouvante, de constructions humaines marquées par l’usure du temps et les vicissitudes de l’histoire. Mais il s’attache surtout aux visages, jeunes et vieux, aux voix (parlantes et parfois chantantes), aux gestes de tous ceux qu’il rencontre et vers lesquels il ne cesse de revenir au fil de ses pérégrinations pour dialoguer avec eux d’égal à égal, car si on ne le voit jamais à l’écran, on l’entend souvent et ses interlocuteurs n’hésitent pas à lui retourner ses questions.

Volker Koepp - In Sarmatien - © Documentaire sur grand écran / Vineta Film / DEFA-Stiftung

Ce cinéma profondément mélancolique mais animé néanmoins d’une forme d’optimisme irréductible est toujours à hauteur d’homme et le spectateur y a vraiment la sensation troublante de pénétrer dans une espèce de terre natale, de Heimat à jamais perdue et pourtant bien vivante.

Le coffret DVD

Volker Koepp - Eloge de la Sarmatie - le coffret DVD

Le coffret Élégie de la Sarmatie réunit quatre films majeurs du vaste cycle de Volker Koepp. Il sera disponible à partir du premier novembre 2014.
Les suppléments

Les quatre films occupant déjà largement l’espace disponible sur les deux DVDs, on n’aura pas de suppléments vidéo mais simplement un livret de 12 pages contenant une bio-filmographie, des repères géographiques, un bref entretien avec Volker Koepp intitulé Des histoires de vies entières, ainsi que des extraits de textes critiques.

Image

Un report de qualité rend justice à l’exceptionnel travail du chef opérateur Thomas Plenert dont la photo atmosphérique contribue largement au fort impact visuel de ces films qui célèbrent aussi, comme rarement, la splendeur des ciels immenses et de paysages à la rude beauté.

Son

Voix, ambiances, (rares) musiques sont parfaitement rendues par un Dolby bien équilibré qui sait respecter le ton de la confidence chuchotée, loin de toute grandiloquence, qui caractérise les films de Volker Koepp.

IN SAMARTIEN de Volker Koepp - Compétition... par Cinema_du_Reel