L’exploit de l’éclaireur (Personne ne le saura) - La critique

Enorme succès en son temps, ce captivant film d’espionnage aux accents langiens détonne un peu dans l’oeuvre de Boris Barnet mais n’en est pas moins une époustouflante réussite.

L’argument : Fedotov, un jeune officier de l’Armée rouge, est parachuté dans l’Ukraine occupée par la Wehrmacht afin d’y intercepter la correspondance secrète entre le général von Rummelsburg, chef des forces nazies sur place et le quartier général d’Hitler. Il se fait passer pour Eckert, un entrepreneur avide d’exploiter les Ukrainiens à disposition. Il parvient à s’associer à un homme d’affaires influent, Friedrich Pommer, dont le fils n’est autre que l’aide de camp du général visé. Tous deux se rendent dans la ville de Vinnitsa. Mais les nazis ont aussi leur agent double : Berezhoi, un collaborateur infiltré au sein des partisans ukrainiens.

Notre avis : La redécouverte enthousiaste de l’oeuvre du génial Boris Barnet à partir des années 80 a mis en lumière ses éblouissantes comédies, telles que La jeune fille au carton à chapeaux (1927) ou Au bord de la mer bleue (1936), négligeant quelque peu les films à tonalité plus grave comme l’implacable Une fois la nuit / La dernière nuit (1945).
L’humour et la légèreté, discrètement présents pourtant, ne sont pas non plus mis en avant dans le captivant film d’espionnage L’exploit de l’éclaireur que le cinéaste tourna aux studios de Kiev dans les conditions difficiles de l’immédiat après-guerre et qui obtint en URSS un succès phénoménal (près de 23 millions de spectateurs), acquérant rapidement un statut de classique incontournable constamment réédité et rediffusé. Il connut d’ailleurs une distribution internationale, sortant notamment aux Etats-Unis, ainsi qu’en France, en 1949, sous le titre de Personne ne le saura.

L’exploit de l’agent secret

Les difficultés d’un tournage souvent interrompu pour cause de pénurie de matériel et les infinies précautions imposées par le contrôle idéologique particulièrement sourcilleux de ces années-là servent paradoxalement le propos du film, contribuant à y installer une atmosphère cauchemardesque de suspicion généralisée et faisant circuler un air raréfié, glacial, dans les décors au carton-pâte apparent comme dans les rares extérieurs, villes défigurées par les bombardements ou vastes landes désolées.
Caméra sur grue participant activement à l’action, coupes brutales et étonnants raccourcis, jeu subtil sur la reprise de motifs presque identiques (l’exécution du traître à peine esquissée puisqu’elle a été répétée auparavant avec un autre finalement innocenté et épargné) : la mise en scène très inventive et inspirée de Barnet retrouve ici avec bonheur l’esprit du feuilleton à épisodes à la Feuillade qui soufflait déjà sur l’irrésistible Miss Mend (1926) mais la tonalité générale n’est pas sans rappeler celle des films de Fritz Lang, L’exploit de l’éclaireur soutenant aisément la comparaison avec les meilleures réussites de l’auteur du Docteur Mabuse.
La célébration patriotique attendue est certes au rendez-vous mais ne recourt que très parcimonieusement à la rhétorique des grands discours et le scénario est retors à souhait, accumulant les ellipses et les effets de surprise. Le film évite soigneusement de trop fouiller la psychologie de personnages qui, justement, sont toujours en représentation, endossant de fausses identités pour se déplacer en terrain miné, et conscients que le moindre dérapage, le moindre écart leur sera fatal, mais qui ont toujours en main un élément qui peut leur permettre de faire échouer les ingénieuses machinations ourdies par leurs adversaires.
Barnet, qui s’est réservé le rôle d’un général allemand, évite de réduire les ennemis à des caricatures et parvient, aidé par des interprètes de premier ordre, à les rendre à la fois effrayants et presque pathétiques (surtout l’agent double Berejnoï, joué par Dmitri Milioutenko).

Pavel Kadochnikov

Pavel Kadochnikov - Yelena Izmailova

Quant à Fédotov, alias Eckert, ce n’est pas un super héros invincible mais un homme exposé au danger et constamment sur ses gardes qui manque plus d’une fois de se trahir (la scène du toast A la victoire, lorsqu’il attend que les officiers allemands aient bu pour reprendre : A notre victoire). L’acteur Pavel Kadotchnikov semble même se souvenir par instants de la candeur hébétée du tsarévitch Vladimir qu’il incarnait dans Ivan le terrible d’Eisenstein, et ce mélange de rouerie et d’innocence donne au personnage une épaisseur inhabituelle dans ce genre d’emplois.
On aura compris que ce film à part dans l’oeuvre de Barnet n’est absolument pas une oeuvre mineure et que son pouvoir de fascination ne s’émousse pas au fil des visions successives.
L’exploit de l’agent secret