Des yeux pour ne pas voir ?
Le 14 mars 2012
Ce magnifique mélodrame, riche en trouvailles visuelles et respirant un bonheur constant de filmer, est une véritable découverte. La révélation d’un cinéaste de tout premier plan, longtemps oublié.
- Réalisateur : Emmerich Hanus
- Acteurs : Martha Novelly, Kurt Vespermann, Olga Engl, Lore Rückert, Max Ruhbeck
- Genre : Comédie dramatique
- Nationalité : Allemand
- Durée : 1h15mn
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– Production : Astra-Film (Berlin)
– Visa de censure : juillet 1917 (Allemagne)
Ce magnifique mélodrame, riche en trouvailles visuelles et respirant un bonheur constant de filmer, est une véritable découverte. La révélation d’un cinéaste de tout premier plan, longtemps oublié.
L’argument : Martha (ou Renate) et Ludwig se connaissent depuis leur enfance. Cette année encore la jeune femme passe ses vacances d’été dans le domaine campagnard que Ludwig habite avec sa mère. Alors qu’ils jouent à colin-maillard, Ludwig tombe à l’eau et manque de se noyer. Martha le sauve mais le choc lui a fait perdre la vue.
Lorsque, quelques années plus tard, la mère de Ludwig décède, Martha, qui a entamé une prometteuse carrière de sculpteur, vient s’installer chez le jeune aveugle pour s’occuper de lui.
La danseuse Sybille, qui pose pour Martha comme modèle, flirte avec le jeune homme.
Une opération chirurgicale rend la vue à Ludwig qui se détache de Martha, vieillie, et a une liaison avec la danseuse. Mais celle-ci n’est pas prête à renoncer pour lui à la vie luxueuse que lui offre sa liaison avec un comte.
Il finira pourtant par se rendre compte que cet amour n’était qu’aveuglement passager et que c’est Martha qu’il aime.
Notre avis : Le cinéaste autrichien Emmerich Hanus (1879 - 1956), qui fut aussi acteur (notamment pour Franz Hofer dans Die schwarze Natter, 1913), scénariste et producteur, était autrefois inconnu des histoires du cinéma. Il réalisa pourtant de nombreux films à l’époque du muet et revint même brièvement à la mise en scène après la Seconde Guerre Mondiale. Il ne faut pas le confondre avec son frère, Heinz Hanus, également producteur et cinéaste, avec qui il semble avoir eu des rapports souvent conflictuels.
Or la redécouverte de Die Sühne, magnifiquement restauré en 1994 à partir d’une copie conservée par la Cinémathèque Néerlandaise, révèle un cinéaste de tout premier plan. Le titre, qu’on peut traduire par L’expiation ou encore Le rachat, est quelque peu trompeur, car il fait attendre un sombre mélodrame, ce que le film n’est pas à l’arrivée. C’est un mélodrame certes, mais qui surprend par sa tonalité légère et sa subtilité.
- Die Sühne - Emmerich Hanus (1917)
Les premières séquences à la campagne, consacrées aux retrouvailles des deux amis d’enfance, sont illuminées par une splendide lumière estivale. De discrets mouvements de caméra accompagnent les déplacements des personnages redécouvrant avec une joie communicative la basse cour (avec gros plans de poules et de poussins), les champs, le lac, autant de lieux chargés de souvenirs heureux ou graves (l’enterrement solennel d’un animal familier en flashback).
Le bonheur de filmer qui traverse ces scènes ne quittera pas le film, offrant au spectateur de merveilleux plans gratuits, attentifs à des détails libérés de toute nécessité dramatique : le cocher qui doit baisser la tête en passant sous le porche, le chien de la danseuse qui s’ébat dans une bassine pendant son bain, et surtout une scène étonnante où on voit un âne se rouler dans la poussière dans la cour de ferme sous l’oeil amusé de l’assistance.
Le drame est ainsi mis à distance, relativisé. A aucun moment on ne sent le poids d’une fatalité surplombante, d’un sens définitif et préétabli à donner aux péripéties de l’action. Le scénario, d’ailleurs ne respecte pas tout à fait les schémas convenus du genre : la danseuse qui joue avec les sentiments du héros n’est pas une femme fatale, simplement une coquette charmante qui commentera en souriant (et en caressant son petit chien) la fin de leur aventure d’un armer Junge (pauvre garçon) compatissant. Le héros, lui, traverse tout le film avec un regard de bienheureux et passe pour ainsi dire innocemment de l’égarement à la prise de conscience. Recouvrant la vue, il ne reconnait pas dans la femme mûre la jeune fille dont il avait gardé l’image en tête, mais se rendra vite compte que les yeux ne peuvent voir qu’une apparence trompeuse et finira par s’écrier : Comment, avec des yeux pour voir, ai-je pu être aveugle à ce point ? (Wie konnte ich mit sehenden Augen so blind sein ?)
Quant au personnage central de Martha/Renate, il donne à l’ensemble une résonance franchement féministe. C’est une femme libre, tout naturellement émancipée sans qu’il soit tenu pour nécessaire de justifier son indépendance. Si elle est involontairement responsable de l’accident qui prive le jeune homme de la vue, la mère de celui-ci lui fait bien comprendre qu’elle n’a pas à avoir de remords de conscience. Son dévouement à le soigner n’apparaît jamais comme un sacrifice et ne l’empêche pas de s’adonner à sa profession de femme sculpteur.
- Kurt Vespermann - Die Sühne - Emmerich Hanus (1917)
La mise en scène de Hanus est soucieuse, mais sans ostentation, de beauté visuelle et de composition des plans. Elle enchante par une multitude de très belles trouvailles : la salle d’opération en plongée ; un gros plans sur les mains déchiffrant les caractères en braille ; une lumière presque surnaturelle inondant l’atelier de sculpture au centre duquel trône un squelette pas du tout macabre ; un écran dans l’écran lorsque le héros regarde de sa loge la danseuse sur scène ; une calèche en amorce, les personnages qui arrivent du fond et montent, Martha qui, arrivant du fond à son tour, avance et suit le mouvement du véhicule qui vient de sortir sur la gauche ; un superbe plan de rue avec l’héroïne se cachant devant le lampadaire au centre du plan pour attendre la voiture du comte qui arrive du fond ; la caméra hésitant avec elle devant la porte de la villa (entrera-t-elle ou non ?)...
Aucun de ces effets de mise en scène ne vaut pour lui-même ; tous font poétiquement sens : mais un sens qui ne se réduit à une interprétation toute faite.
Bref : Die Sühne est une oeuvre admirable et d’une grande richesse qui garde une part de secret, d’indécidable, et résiste superbement à l’épreuve de plusieurs visions successives. Quant à Emmerich Hanus, c’est un cinéaste majeur dont on espère vivement voir resurgir d’autres films.
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