C’était un soir de décembre. Le club était bourré à craquer et la foule s’agglutinait à sa porte. La rumeur s’était vite propagée dans tout Kansas City. Le duel qui s’y tenait allait être sanglant. C’était peu de le dire. On en glose encore soixante-dix ans plus tard et tout amoureux de jazz rêve de ce qu’ont pu vivre ce soir-là les gars au Cherry Blossom alors que le Président et le Faucon s’affrontaient sur la scène.
La rencontre mythique entre Lester Young et Coleman Hawkins est l’une des anecdotes les plus célèbres de l’histoire du jazz. Elle illustre combien cette musique est avant tout une affaire profondément humaine ; une histoire de sexe, de sang, de sueurs et de larmes comme on a souvent pu le dire. N’en déplaise aux snobs qui ont cherché à l’interner dans un carcan d’intellos, le jazz est en effet avant tout une aventure bouleversante qui fait frémir ses amateurs mais conduit surtout ses génies sur des terres inconnues au risque parfois de se brûler les ailes.

Critique reconnu et écrivain, Alain Gerber a mis à profit sa double casquette pour nous faire revivre de manière romanesque le destin de ces géants du swing. Après Louie (Armstrong) et Chet (Baker), il a choisi Charlie (Parker) pour héros de sa dernière "biographie fiction".
Mais Alain Gerber s’est concentré sur les prémices de la légende, les années obscures où l’adolescent Parker se cache pour écouter, fasciné, les improvisations de Lester Young. C’est le temps où Kansas City est la capitale du jeu et de la nuit organisée selon les règles de la machine Pentergast, le roi de la ville et des magouilles. Les musiciens ne manquent pas de travail et le jazz règne en maître dans les clubs interlopes de la ville, les plus grosses pointures comme Count Basie forgeant ce qu’on appellera le style de Kansas City. Charlie s’acharne sur son saxophone à répéter inlassablement les mêmes standards et se fait virer des jam sessions parce que trop nul. Mais le déclic enfin survient alors qu’au même moment Tom Pendergast tombe de son trône. L’un chute ; l’autre franchit les limites de l’ultra-son.

Ce croisement narratif de destins pourra en déstabiliser plus d’un, la part consacrée à l’histoire de Kansas City et de son parrain faisant parfois de l’ombre à celle dédiée aux premiers pas de l’Oiseau.
Mais les mots au fil de l’envol de Charlie Parker s’emballent dans un phrasé mélodieux et le tempo de l’auteur n’en finit pas de nous faire frétiller les orteils. Le swing littéraire existe, Gerber l’a fait. Morale de l’histoire : "Plus rien n’est à votre mesure quand vous avez optez pour l’infini. Poursuivre un idéal est une chose. Etre poursuivi par lui et tenter en vain de le semer en est une autre. Et cependant jamais vous n’aurez été plus libre."