On reproche souvent aux auteurs de mettre l’intrigue au service de l’écriture et non l’inverse ; en d’autres termes, de faire d’une histoire un prétexte à la création d’une œuvre. Cela m’a toujours semblé stupide, voire carrément absurde. Votre Café grec, cher monsieur Julaud, en est l’une des plus belles preuves.

En effet, ce qui fascine avant tout dans ce texte, c’est votre capacité à plier la réalité, au vrai sens du terme, comme si vous pratiquiez un origami de mots. Il faut admettre que l’intrigue de Café grec, même si elle est nécessaire parce qu’elle maintient une tension constante et bien dosée, n’est pas l’essentiel. On a beau s’intéresser à l’enquête menée par un certain Jude Delator sur l’existence que Serge et Emmanuelle Tullier ont quittée en s’installant à Rhodes, on a beau se régaler des surprises et des renversements que vous distillez savamment, ce n’est pas ce qui demeure à l’issue de la lecture. Non, ce que l’on garde en tête - et longtemps -, c’est une musique sublime, des délicatesses infinies pour dire des moments graves et fondateurs, l’idée que le monde peut se regarder de mille manières, la réalité n’existant peut-être qu’au moment où on la dit. D’où cette universelle envie d’écrire sur laquelle vous jouez assez malicieusement.

C’est une autre prouesse, ce rappel régulier de l’œuvre, ce refus de l’illusion réaliste. Une telle notion - l’auteur grand marmiton qui nous fait signe de derrière ses fourneaux - pourrait empêcher de laisser les mots couler en soi, les idées naître et s’éteindre ; ou persister. C’est un véritable défi à la magie. Or elle opère ici parfaitement. On est même à ce point envoûté qu’on éprouve l’étrange désir, une fois le livre refermé, de le poursuivre - car il n’a pas de fin, n’est-ce pas ? Et cette invention, cette rêverie en forme de dentelle, occupe des nuits entières. Permettez qu’on vous en remercie.