Le 14 mai 2017
À partir d’un dispositif minimal, Eustache construit un double film cérébral, dérangeant et profondément original.
- Réalisateur : Jean Eustache
- Acteurs : Michael Lonsdale, Françoise Lebrun, Virginie Thévenet
- Genre : Comédie dramatique, Expérimental, Noir et blanc, Moyen métrage
- Nationalité : Français
- Distributeur : Les Films du Losange
- Editeur vidéo : Potemkine
- Durée : 0h50mn
- Reprise: 7 juin 2023
- Box-office : 5975 entrées Paris Périphérie
- Date de sortie : 9 novembre 1977
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– Reprise en version restaurée : 7 juin 2023
Résumé : L’habitué d’un café s’aperçoit que les clients descendent souvent dans les toilettes féminines ou un trou aménagé dans la porte favorise les regards indiscrets. Il se prend lui aussi à ce jeu qui devient bientôt une obsession.
Critique Une sale histoire est peut-être d’abord un dispositif, voire une « installation » : la même histoire y est racontée deux fois, la première en fiction, avec Michael Lonsdale, la seconde en « documentaire », narrée par son supposé auteur, Jean-Noël Picq. La même histoire, au mot près, une histoire sale, pourrait-on dire, affaire de voyeurisme. On s’interroge forcément sur la nécessité de ce doublon, comme un auto-remake troublant, qui joue sur l’ambiguïté entre les genres. Car il y a bien des différences entre les deux, et elles prolongent une réflexion sur le réel qu’Eustache avait entamée dans La maman et la putain : le début de la fiction est une mise en abyme, avec le « faux » cinéaste qui se questionne sur le film à faire, c’est à dire celui qu’il commence à réaliser. Cette introduction disparaît dans la seconde version, vue comme prise sur le vif, avec des moments de flou, des interlocutrices non cadrées, les voix qui se chevauchent, bref le sentiment d’enregistrement au présent, sans mise en scène. Bien évidemment, et c’est la première piste majeure, Eustache s’amuse avec les conventions pour mieux mettre en relief la nécessaire transfiguration cinématographique : au fond, la fiction n’est pas moins vraie que le documentaire, ni moins fausse. Même dans un dispositif aussi austère, sans musique, sans aération, il y a cinéma. Mais la grande idée du film, c’est de réinventer la narration par l’oreille, par le récit et non par la monstration. C’est d’autant plus fort qu’on s’approche de l’ « immontrable », avec le mystère du trou (double trou, si l’on ose dire, celui de la porte, dont on nous répète qu’il n’en est pas un tout en le nommant ainsi ; et celui du sexe, les nombreux vagins vus au moment de la miction). Sans en revenir à L’Origine du monde de Courbet, Eustache interroge le rapport homme / femme dans sa dimension essentielle ; à la question « qu’est-ce que le désir ? », Picq / Lonsdale répond par la pulsion scopique, bien plus excitante que la possession (le jeu sur « l’avoir » et « la voir » en dit long), mais aussi par une remise en cause de ce qui est communément admis : « on nous a fait croire que le désir dépendait de la beauté d’une femme », dit le narrateur. Et de souligner qu’une « belle femme » peut avoir un sexe moche. Et vice-versa. Remettre en cause l’établi, c’est évidemment l’une des préoccupations des années 70 et de sa prétendue libération sexuelle, dont Eustache se gausse avec esprit (« je regrette l’époque victorienne » …). C’est d’autant plus amusant et fort que depuis peu le cinéma pornographique gagnait les salles et un nouveau public, et le cinéaste s’ingénie à renverser là encore des codes : puisqu’on peut tout voir, il faut maintenant écouter. La vraie pornographie, c’est peut-être ce qu’on ne peut entendre (l’ouïe comme organe de la jouissance chez Sade).
- © Les Films du Losange
Une sale histoire est une œuvre presque abstraite, conceptuelle, dérangeante. Elle met le spectateur dans la position du voyeur, voyeur au carré, si l’on veut : je regarde celui qui a vu. Là où on attendrait du scabreux, et il y en a, on a surtout une mise à nu de fonctionnements inavouables, un récit d’obsession qui rappelle par moments les nouvelles de Maupassant dans lesquelles le héros devient fou faute de pouvoir penser à autre chose. Et si le ton est badin voire mondain, si l’humour a droit de cité (on pense en particulier à cette ironique mise en abyme : « l’art devrait célébrer la grandeur et la beauté » ou au fameux « l’hygiène, ça m’emmerde »), le film n’est en pas moins une puissante réflexion, dont la force réside aussi dans la simplicité absolue et maîtrisée. Perle dans la carrière brève et fulgurante d’un réalisateur surdoué et méconnu, il mérite d’être largement diffusé : il appartient à ce petit nombre de films d’une originalité profonde et d’une richesse inépuisable.
- © Les Films du Losange
Les suppléments :
Les deux interventions de Jean Douchet, qui fut acteur dans le segment fictif, pose les questions majeures du film avec son acuité habituelle (qu’est-ce que le cinéma ? Le documentaire ?), proposant des formules définitives (« l’image écoute, l’oreille voit ») ( 9mn30 et 7mn30). Gaspard Noé, admirateur d’Eustache, axe son discours sur l’énergie et le lien avec La maman et la putain : c’est intéressant, stimulant, mais il faut augmenter le son et prêter l’oreille… (13mn). Enfin, un texte de Gabriella Trujillo propose d’autres analyses, tout aussi pertinentes.
L’éditeur a joint un court-métrage de 1979 qui reprend le dispositif mais Jean-Noël Picq parle cette fois du Jardin des délices de Bosch. Malgré la qualité médiocre de l’image, c’est une découverte passionnante (33mn).
L’image :
La restauration a nettoyé la copie (malgré un parasite un peu persistant sur le second segment), tout en respectant l’esthétique minimale et le grain différent.
Le son :
Ni bruit de fond ni scories ; la version mono est propre, fidèle aux conditions d’enregistrement.
– Sortie DVD : le 15 mai 2017
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