Nagasaki, ma douleur
Le 19 avril 2024
Dans son avant-dernier long-métrage, Akira Kurosawa met à profit la portée universelle du septième art pour réconcilier deux pays, le Japon et les États-Unis, tragiquement séparés par la Seconde Guerre mondiale.
- Réalisateur : Akira Kurosawa
- Acteurs : Richard Gere, Sachiko Murase, Hidetaka Yoshioka, Tomoko Otakara, Mie Suzuki, Mitsunori Isaki, Hisashi Igawa
- Nationalité : Japonais
- Titre original : 八月の狂詩曲
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Résumé : Été 1990, aux alentours de Nagasaki : Kane (Sachiko Murase) reçoit chez elle ses petits-enfants. Sa fille est en effet partie à Hawaï rendre visite à Suzujiro, le frère de la vieille femme, qui, extrêmement malade, désire la revoir avant de mourir. De retour au Japon, celle-ci tente de convaincre sa mère de se rendre à son tour aux États-Unis afin de revoir un parent dont elle n’a pas eu de nouvelles depuis soixante ans. Kane refuse toutefois de se déplacer avant le 9 août, date de l’explosion nucléaire qui causa notamment la mort de son mari et de tous les élèves de celui-ci. Mais elle reçoit bientôt une lettre de Clark (Richard Gere), le fils métis de Suzujiro, annonçant son arrivée prochaine à Nagasaki...
Critique : Il est des événements qui marquent une existence : le jour où la ville de Nagasaki a été frappée par une bombe A et où le nuage atomique s’est élevé au-dessus de la ville, le temps s’est arrêté, tout autant pour les victimes que pour les survivants. C’est précisément ce traumatisme que décrivait Kyoko Murata dans son roman Au fond de la marmite (Nabe no Kane), récompensé en 1987 du prix Akutagawa. C’est ce drame aussi bien national qu’international qu’Akira Kurosawa a tenté de retranscrire dans l’adaptation qu’il a faite du roman, Rhapsodie en Août, un long-métrage d’autant plus symbolique qu’il s’agit du premier film du réalisateur, depuis Dersou Ouzala (1975), à avoir été intégralement financé par une compagnie japonaise, la Shōchiku.
- Copyright : Metro-Goldwyn-Mayer Inc.
Car il faut comprendre que les dangers du nucléaire sont une véritable obsession pour le cinéaste qui, de même que ses compatriotes Shōhei Imamura et Ishirō Honda - d’ailleurs crédité dans le générique du film comme conseiller artistique - a été profondément et définitivement transformé par cette tragédie. Et c’est pourquoi, dans son long-métrage, le passé hante littéralement le présent : à l’image de cette "cage à écureuils" pliée par le souffle de l’explosion et dont la silhouette squelettique se dresse encore au milieu de l’école où enseignait le mari de Kane ; ainsi que l’illustre également la crainte, chez les survivants, du retour de cet œil, le pikaro (littéralement "éclair qui tue") subitement apparu au milieu des montagnes et qui, selon la grand-mère, véritable personnage principal du film, observe encore, prêt à frapper.
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Car la bombe tue encore à Nagasaki, comme s’il ne lui avait pas suffi d’enlever la vie à la plupart des enfants de la ville et, telle une divinité destructrice, de priver de la vue tous ceux qui avaient eu l’audace de la regarder. Aussi Kurosawa s’emploie-t-il à nous faire comprendre que nous sommes tous investis de la responsabilité de nous rappeler cette catastrophe que la grand-mère incarne à l’écran comme un souvenir vivant, que matérialisent les mémoriaux filmés par le réalisateur. Et afin de montrer en actes l’exercice de ce devoir de mémoire, le réalisateur met en scène l’initiation des quatre petits-enfants de Kane à leur culture nationale : leur grand-mère leur parle non seulement des kappas, ces dangereux génies des eaux qui parcourent les campagnes, mais aussi et surtout du Japon contemporain et de la guerre qui ravagea le Pacifique.
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Mais alors que beaucoup au pays se sont abandonnés à l’anti-américanisme et au ressentiment, Akira Kurosawa a, pour sa part, opté pour une poétique du pardon : dans le film, les liens familiaux sont plus forts que les clivages entre les nations et que la guerre, qui, toujours selon Kane, doit seule être tenue responsable de la bombe. Le réalisateur a d’ailleurs lui-même toujours entretenu d’excellentes relations avec le cinéma hollywoodien : déjà, dans Les Corbeaux, le cinquième de ses Rêves, il avait ainsi demandé à Martin Scorsese d’incarner Vincent Van Gogh ; et pour interpréter le rôle de Clark, il s’est tout naturellement adressé à Richard Gere. La prestation de l’acteur américain a même dépassé les attentes de son metteur en scène au moment où, assis à côté de sa grand-mère, le jeune Hawaïen lui présente ses excuses : « Quand les techniciens ont vu le film terminé », confie-t-il dans une interview « ils se sont tous mis à pleurer et cela m’a presque fait peur. Des techniciens pleurant devant leur propre film, je n’avais jamais vu ça. »
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Aux États-Unis, d’aucuns se sont certes indignés de cette scène poignante ou encore de la surprise du petit Shinjiro, quand il réalise qu’aucun monument commémoratif n’a été financé par le gouvernement américain ; mais sans doute n’ont-ils pas pu ressentir la profonde générosité qui animait Kurosawa et tous ses acteurs. Une seule volonté les habitait en effet : réaffirmer au-delà des mots, l’inestimable valeur de la vie. Car quand les plans rapprochés du cinéaste ne soulignent pas la beauté de la nature, c’est la dignité du visage humain qu’ils tentent de saisir.
Il ne faudrait cependant voir dans Rhapsodie en août l’expression d’un naïf angélisme. Car Kurosawa y poursuit avant tout une lutte acharnée contre les dangers de la technologie et la mène une nouvelle fois de front : Kane, accrochée à son parapluie, marchant seule contre le vent et la pluie, en est certainement la plus belle image, car, dans cette scène d’une saisissante poésie, c’est métaphoriquement le souffle de l’explosion et, par métonymie, la menace que représente la prolifération nucléaire, qu’elle combat de toute son âme.
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