Le 3 septembre 2024
Yórgos Lánthimos fait de Pauvres créatures un hymne à la Femme autant qu’une dialectique sur l’histoire des violences sexistes et sexuelles infligées à celle-ci. Un conte philosophique à la puissance picturale démente et extatique, emporté par Emma Stone, prophétesse du pouvoir féminin.
- Réalisateur : Yórgos Lánthimos
- Acteurs : Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Hanna Schygulla, Emma Stone, Christopher Abbott, Damien Bonnard, Margaret Qualley
- Genre : Comédie dramatique, Science-fiction, Fantastique, Romance
- Nationalité : Américain, Britannique, Irlandais
- Distributeur : The Walt Disney Company France
- Durée : 2h35mn
- Date télé : 28 octobre 2024 22:50
- Chaîne : Canal+ Cinéma
- Titre original : Poor Things
- Âge : Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs
- Date de sortie : 17 janvier 2024
- Festival : Festival de Venise 2023
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Résumé : Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe docteur Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.
Critique : Après le triomphe critique et public de La Favorite, il aura fallu près de quatre ans pour revoir le cinéaste grec Yórgos Lánthimos sur grand écran. Il nous revient cette année avec Pauvres créatures, sorte de relecture au féminin du mythe de Frankenstein de Mary Shelley, où l’abomination supputée serait une Femme, Bella Baxter, dont le corps et l’âme seraient en constante évolution, à ceci près que son cerveau transplanté est celui d’un enfant à naître. Le drame que Bella ne sait pas encore est que son existence même repose sur le suicide de sa mère, vraisemblablement atteinte de troubles névrotiques, et qu’elle porte en son sein la douleur de celle-ci. On nous révèlera plus tard que la défunte mère s’est tuée en réaction à un mari violent et tortionnaire, ce qui sera pour Bella une dernière épreuve à franchir avant la sublimation. Pour Lánthimos et son auteur Tony McNamara, le transfert de conscience est un moyen d’évoquer le mal-être existentiel du féminin, cette malédiction des Femmes condamnées à être persécutées, au gré des époques, et n’être que le relais de la satisfaction, le contentement, l’assouvissement du masculin déifié. La structure dramaturgique de Bella est en soi un geste de cinéma exemplaire : tenter coûte que coûte de s’émanciper de la prééminence de ses différents geôliers, que ce soit son Père spirituel le docteur Godwin Baxter, son époux choisi à l’avance Max McCandless, son amant vulgaire et volage l’avocat Duncan Wedderburn, ou encore son mari originel Alfie Blessington : tous veulent la contrôler, consciemment ou inconsciemment, et faire d’elle leur Créature, de peur qu’elle s’en aille à tout jamais. C’est d’ailleurs une malédiction dont elle essaie de se libérer tout du long du métrage, qui prend la forme d’un roman d’apprentissage tout droit sorti des Lumières.
- Emma Stone dans "Pauvres créatures"
- © 2023 Searchlight Pictures. Tous droits réservés.
N’ayant pas été conditionnée dès son plus jeune âge au modèle social imputé à la Femme, c’est-à-dire élevée dans un cadre masculiniste, elle s’étonne, comme le Candide de Voltaire en son temps, de constater les nombreuses inégalités dont sont victimes ses semblables. Lánthimos retranscrit cet éveil quasi mystique à travers un changement pictural reflétant le déferlement psychique de Bella. On évolue en premier lieu dans le laboratoire londonien de Baxter et sa petite boutique des horreurs, dans un noir et blanc expressionniste traduisant une vision dichotomique de la Vie, le passage à la couleur sonne comme le début d’une forme d’extase pour Bella. Puis on a une explosion de couleurs pastel chimériques qu’on pourrait rapprocher d’un filtre surréaliste, en particulier sur les segments de Lisbonne et d’Alexandrie, avant de retrouver une esthétique davantage documentaire, sur le chapitre parisien et le retour à Londres. La mise en scène se fait l’écho de l’énergie de Bella et s’adapte à son odyssée, l’amenant à se rencontrer soi, à s’écouter, à déployer ses forces et, par dessus tout, développer sa propre sexualité, à l’écart des convenances, et de fait reprendre le contrôle sur son corps, un corps qui n’aura de cesse d’être malmené.
- Mark Ruffalo dans "Pauvres créatures"
- © 2023 Searchlight Pictures. Tous droits réservés.
Au milieu de toute cette douce étrangeté, Lánthimos transforme Bella Baxter en prophétesse de la libération des femmes et s’amuse à déconstruire un à un tous les codes sociaux avec une jouissance communicative. Après s’être lassé de l’avocat Duncan Wedderburn, elle part pour Paris en entreprenant d’utiliser la prostitution, un outil généralement associé à l’acte sexuel privilégiant le plaisir de l’Homme, comme relais de sa propre sexualité. Aussi, elle se rend compte qu’elle peut aussi enseigner par la même occasion la sexualité féminine à tous ses clients, comme peut en attester la séquence où elle enseigne à deux jeunes adolescents comment atteindre le plaisir féminin en utilisant leur Père comme simple outil de démonstration. Elle se lie par ailleurs d’amitié avec une activiste du mouvement socialiste, ce qui fait découvrir à Bella de nouveaux horizons politiques. La maison close devient une métaphore narrative du renversement du monde, la fin d’une l’hégémonie longtemps régi par les Hommes. Il est intéressant de relever que le personnage de Duncan Wedderburn, interprété par Mark Ruffalo, agit comme un miroir inversé et analogique à la thématique de la persécution des femmes, étant donné qu’il finira en camisole de force dans un hôpital psychiatrique, rongé par sa jalousie maladive et possessive envers Bella. L’enfermement faisant explicitement référence à l’enfer des femmes jadis enfermées à la Salpêtrière par le docteur Charcot, qui avait sévi à la fin du XIXe siècle, soit l’époque où se déroule l’histoire de Bella. Le final, absolument flamboyant, ouvre la voie à une nouvelle utopie où le féminin sacré serait le nouveau dogme et où l’Homme, mené par ses instincts primaires, serait réduit au rang d’animal prostré. Pauvres créatures est tout simplement le prolongement, voire l’accomplissement, d’un cinéma plus que jamais porté vers l’engagement féministe et de nouveaux regards. Une œuvre impressionnante.
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