Le 14 janvier 2024
Crucial dans l’histoire de la science-fiction, Nous allie simplicité et réflexion vertigineuse sur les ressorts du totalitarisme.
- Auteur : Ievgueni Zamiatine
- Editeur : Actes Sud
- Genre : Science-fiction
- Nationalité : Russe
- Date de sortie : 1er mars 2017
- Plus d'informations : Site de l’éditeur
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Résumé : D-503 est un bon citoyen de l’Etat Unique, où le bonheur est obligatoire, et garanti par la grâce du calcul de tout, tout le temps. Alors, quand il découvre, horrifié, qu’il serait en train de développer une âme, source d’incertitude et d’absence de contrôle pour l’Etat, il réalise qu’il pourrait n’être qu’un parmi d’autres dans ce cas, et que cela pourrait mettre en péril le Etat Unique et son grand Bienfaiteur.
Notes à l’attention du lecteur : ce titre paraît en France successivement sous les titres Nous autres et Nous. La version lue pour cette chronique est la version anglaise.
Critique : Avouons-le, quand on parle de dystopie totalitaire, on pense immédiatement à Orwell et son 1984, ou bien Au meilleur des mondes d’Huxley., ainsi que tous les films qui revendiquent une filiation avec eux. Et si, avant ces deux monuments - personne ne conteste cet état de fait -, existait un livre qui les aurait engendrés indirectement, et qui aurait posé les bases d’un monde totalitaire préfigurant celui dans lequel son auteur s’apprêtait à vivre ? Et si on avait parlé de Nous, de Evgueni Zamiatine, paru en France pour la première fois en 1920 ?
Si tel avait été le cas, alors beaucoup se seraient précipité en librairie pour découvrir un de ces romans qui portent en eux l’empreinte des grands ouvrages matriciels, qui inspirent des générations d’auteurs, de ceux qui sont si puissants et si justes politiquement qu’ils ne peuvent paraître dans leur pays d’origine (Nous est publié à Paris), de ceux qu’il faut impérativement faire vivre et partager., cent ans après, surtout quand le débat public autorise seulement à opposer les notions de sécurité et de liberté.
Zamiatine, à travers un homme du futur nommé "D-503", prend le parti simple et réjouissant de raconter son histoire dans le carnet de notes de celui-ci, ce qui engendre deux conséquences stylistiques de bon aloi : le récit nous embarque à la première personne et, comme notre personnage, du moins au début, est formaté pour ne relater les faits dans leur logique mathématique des plus objectives, il le fait dans une langue neutre et directe. En clair : le récit est d’une simplicité confondante.
C’est une bonne nouvelle, puisque les enjeux, eux, sont immenses, et les ambitions dramatiques de Zamiatine visent très haut : il s’agit de capturer ce qui fait l’âme humaine, de discuter la notion de libre arbitre, ou encore d’interroger la place de l’art dans une société oppressive.
Cette langue mécanique, Zamiatine la déroule pour exposer brillamment les enjeux de sa narration. Au lieu d’expliquer la logique qui sous-tend la société de l’Etat Unique, il la démontre et la fait vivre dans la tête de D-503. La logique du calcul, froid, millimétré. L’ordre absolu, et les bénéfices supposés – D-503 en est convaincu, lui – qui en découlent : l’absence d’incertitude, et donc le bonheur. À de nombreuses reprises, l’auteur nous déroute : il détaille par exemple, avec précision, le raisonnement qui conduit à affirmer que de vraies élections ne devraient voir se présenter qu’un seul candidat. Zamiatine a le talent et la maîtrise de faire subtilement évoluer son style à mesure que le personnage se libère de l’emprise de l’Etat et fait preuve d’imagination, jouant çà et là d’une métaphore, d’une figure de style.
Mais à un niveau plus intime, puisque D-503, horreur, développe ce qui s’apparente à une âme, Zamiatine se trouve dans l’obligation de décrire, en creux, ce qu’elle englobe. Et d’évoquer comment la répression des individus qui en développent une s’organise. Le tour de force de Zamiatine est de pousser le vice si loin que la révolte du citoyen prend ici place contre son propre gré : D-503 passe son temps à vouloir se soigner d’une telle ignominie. Imaginez : il rêve la nuit et désire une femme avec laquelle l’accouplement n’est pas consigné dans la Table du Temps.
Le parcours du personnage et les dynamiques du récit demeurent relativement attendus. Cependant, lui en faire reproche serait malhonnête, puisque si la surprise fait défaut, c’est que des tonnes d’œuvres ont suivi Nous, et non l’inverse. La vraie faiblesse du récit, qui titille notre suspension d’incrédulité, réside dans la question suivante : comment peut-on laisser un individu, dans un Etat si totalitaire, consigner sereinement dans son journal toutes ses velléités de révolte, quand bien même il les nourrit contre sa volonté ? Poussons le reproche plus loin : comment se peut-il que le manuscrit, qu’il ne peut pas cacher (les murs de toutes les constructions sont en verre), le mette en danger vers la fin du roman, sans que ce fût le cas à aucune étape de sa rédaction, qu’il n’a pas pu cacher non plus (pour les mêmes raisons) ? Voilà un mystère et une incompréhension qui entachent la lecture.
Celle-ci demeure impérative, tant la charge historique et le caractère visionnaire de Zamiatine, à l’aube du pouvoir stalinien, irriguent ce récit qui sait faire simple pour décrire le compliqué, faire beau quand menace la fatalité.
238 pages, 21,00 €
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