Longtemps, Sébastien Ponchelet a été un homme sur qui la vie glissait, l’écorchant parfois, mais jamais ne se gravait. Ses émotions demeuraient enfouies dans un espace inaccessible, une pièce de son être sans porte ni fenêtre et que rien ne pénétrait. Elles s’accumulaient là, palpitantes, pressées et vaines, jusqu’au jour où un manuscrit aux mille corrections - complexe réseau de veines courant sous la peau - lui tombe entre les mains. Car notre homme travaille chez un "grand" éditeur, à manipuler des livres qu’il n’est pas censé lire.

Ce lourd manuscrit est un pavé dans la mare opaque et immobile de sa vie. C’est le cadeau d’un ange, d’un fantôme, peu importe, à un homme qu’on devine élu pour des qualités d’âme que lui-même ignore posséder. La première phrase du roman-revenant, qu’il n’ose pas encore découvrir plus avant, l’impressionne - au sens de l’ébahir mais aussi de le marquer - parce qu’elle est l’essence même d’un art exigeant, toute bouillonnante d’une vie dont il se croit exclu. Cette première phrase fameuse et faussement anodine trouve en lui un écho si profond que rien, dès lors, ne ressemblera à ce qu’il a connu. Et pourtant, tout sera incroyablement familier, répété auparavant, et à l’infini, dans cette geôle où tourbillonnait jusque-là sa vie intérieure. Cette phrase, ce concentré de passé et d’avenir, c’est le pont jeté entre inhibitions et désir, entre résignation et courage d’être soi ; fût-ce au prix fort.

Jean-Pierre Gattégno livre ici un étrange roman - tellement grave, tellement léger - dans lequel certains personnages semblent se démultiplier en autant de nuances d’un même être : celui qui lit comme on embrasserait le monde, celui qui écrit comme on respire. Jusqu’à se confondre, s’entrelacer au long des pages du manuscrit-révélateur. Ici point de vérité, seulement de la beauté. Et la parfaite copie d’une toile de maître achève de donner à réfléchir sur ce qui fait la valeur d’une œuvre.

Ce que nous dit l’auteur, peut-être, c’est que l’art est certes un miracle, rare, infiniment précieux, mais il est surtout un trésor universel, absolument populaire pour peu qu’un événement infime, le souffle d’un ange, décille le regard.

A faire lire d’urgence à ceux - nombreux - qui, intimidés, écrasés par l’existence, se tiennent trop à distance du beau pour être touchés par cette grâce-là. Jean-Pierre Gattégno leur chuchote qu’une rencontre les attend sans doute avec un texte, un tableau, le regard bienveillant d’un autre ; cette note juste qui les remettra enfin au monde en les bouleversant.