Le 28 juin 2017
Un chef-d’œuvre raffiné qui parle de cinéma et du mystère humain à travers une histoire aussi passionnante qu’amère.
- Réalisateur : Vincente Minnelli
- Acteurs : Kirk Douglas, Gloria Grahame, Lana Turner, Walter Pidgeon, Leo G. Carroll, Gilbert Roland, Barry Sullivan, Dick Powell, Paul Stewart, Vanessa Brown, Elaine Stewart
- Genre : Drame, Romance, Noir et blanc
- Nationalité : Américain
- Distributeur : Warner Bros. France
- Durée : 1h58mn
- Date télé : 16 mai 2024 20:50
- Chaîne : TCM Cinéma
- Titre original : The Bad and the Beautiful
- Date de sortie : 19 juin 1953
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Résumé : Le producteur Harry Pebel convoque dans son bureau Georgia Lorrison, une grande actrice, Fred Amiel, un jeune réalisateur, et James Lee Bartlow, un écrivain. Pebel attend un coup de téléphone de Jonathan Shields. Celui-ci a permis à ces trois personnes d’accéder au rang de star mais s’est parfois mal comporté avec elles. Aujourd’hui en difficulté, il leur demande de l’aider.
Critique : Fred, Georgia et James sont invités à retravailler avec Jonathan Shields, producteur ruiné, alors qu’ils ne veulent plus entendre parler de lui ; ils refusent, mais ils s’y rendent. Les ensorcelés commence comme ainsi, par une prétérition. Sous des formes différentes, cette figure de style va se retrouver tout au long du film, et le conclure en beauté, par une séquence magnifique.
Superficiellement, cette œuvre somptueuse parle d’un homme, que nous ne verrons jamais « en présence », puisqu’il n’existe à l’écran que dans les souvenirs des trois témoins, c’est à dire qu’il n’apparaît que dans les trois flash-back qui constituent l’essentiel du film. À la manière de Mankiewicz, Minnelli brosse le portrait indirect d’un homme destructeur, mais aussi charmeur, qui accompagne mais n’hésite pas à trahir, cynique et tendre, et, quand il ne ment pas (jusqu’à faire croire à Georgia qu’il l’aime pour qu’elle interprète son film sans boire – mais que ressent-il vraiment ?), il dit les vérités les plus noires : à Georgia qu’elle vit dans l’ombre de son père, immense vedette, à James l’écrivain qu’il est bon pour lui que sa femme soit morte. Bref, un être ambigu, animé sans doute par l’esprit de revanche après la ruine et le décès de son père. Un être complexe dont la vérité nous échappe, chacune de ses qualités trouvant son exact opposé à un autre moment. Mais sans doute aussi Minnelli montre-t-il que les explications sur les ressorts qui nous font agir sont toujours insuffisants, inaptes à rendre compte d’une personnalité à multiples facettes.
La narration impeccable et implacable respecte la chronologie, chaque témoignage se situant après le précédent, et suit le même parcours séduction / rejet. Mais d’infinies variantes modulent ce qui pourrait sembler répétitif : chaque flash-back, s’il s’inscrit dans le fil du récit, est indépendant par son ton et presque son genre autant que par ses personnages. Si le récit de Fred prend la forme d’une initiation, celui de Georgia tient du mélodrame, et en ce sens le choix de Lana Turner est cohérent ; et celui de James n’est pas loin de la comédie dramatique mâtinée de noir. De même, le scénario autonomise chaque partie, avec ses parallèles propres : ainsi James répète-t-il : « je me mis au travail », ce qui est une autre prétérition ; ainsi Georgia intercepte-t-elle deux conversations, une par la fenêtre de la cabine de projection, l’autre en décrochant le téléphone (mais Jonathan ignore tout de la première, alors qu’il comprend la seconde). En même temps, des rappels lient chaque flash-back au reste du film : pour ne prendre qu’un exemple, à la fin Georgia décroche à nouveau le téléphone pour connaître l’histoire de Shields.
Au moment où il tourne Les ensorcelés, Minnelli a déjà réalisé Le chant du Missouri, Lame de fond, Le pirate, Madame Bovary et Un Américain à Paris, entre autres. Autant dire qu’il est loin d’être un débutant ; et pourtant, on a beau s’y attendre, on reste stupéfait par la beauté du métrage : de ce film bavard, il fait une œuvre aux travellings très fluides et au noir et blanc somptueux (la photo du prolifique Robert Surtees est un modèle de finesse et de grâce). Pas un plan négligé, pas un cadrage bâclé. Regardez l’ombre envahissante quand Georgia va retrouver Jonathan et qu’il la quitte : le jeu des éclairages dévoile ou cache avec une subtilité ahurissante.
Profondément, The Bad and the Beautiful (le titre original, qui peut désigner aussi bien Shields que l’humain que le septième art) ne parle que de cinéma. Ce méta-film en montre les coulisses, la part d’ombre, les injustices, mais il l’évoque surtout comme une drogue puissamment addictive, dévorante et à laquelle il faut tout sacrifier. D’une certaine manière, on pense à l’idée balzacienne selon laquelle pour obtenir quelque chose, il faut le désirer au point de ne tenir compte de rien d’autre. Si Shields a réussi, c’est au prix de la solitude et du désert affectif ; ruiné au départ, il l’est à la fin ; mais, outre le fait qu’entre-temps il a réalisé des chefs-d’œuvre, on sent bien qu’il va recommencer, séduire, triompher, en un cercle infernal.
Parallèlement, Minnelli dessine une manière d’art poétique en creux : Shields (double du réalisateur ?) « invente » la suggestion pour faire peur, dans une séquence célèbre où il doit tourner une série Z et qui ne peut qu’évoquer le travail de Tourneur. Suggérer, mais aussi élaguer, préférer l’image allusive à l’explicite, bref une assez belle idée du cinéma classique à son meilleur. Mais si le personnage échoue, c’est qu’il n’a pas tenu compte d’un impératif (un film n’est pas une suite de temps forts) et surtout qu’il a manqué d’humilité. La leçon est magnifique, subtile et étalée dans le film. Mais on est sceptique quant à savoir si elle correspond exactement à The Bad and the Beautiful. Ce qui ne l’empêche pas d’être l’un des meilleurs de son auteur, l’un des plus unanimement acclamés, et à juste titre. Kirk Douglas y est à son meilleur dans cette décennie prodigieuse pour lui (la même année, il tourne La captive aux yeux clairs, puis ce sera entre autres L’homme qui n’a pas d’étoile, La rivière de nos amours, La vie passionnée de Vincent van Gogh ou Les sentiers de la gloire !), tour à tour charmeur ou ignoble avec la même conviction. Mais c’est l’ensemble de la distribution qui charpente ce chef-d’œuvre intemporel, beau, puissant, profond et émouvant. L’avoir vu un nombre incalculable de fois n’en limite jamais le charme.
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