La technique du bouc-émissaire
Le 10 avril 2015
Le piège est le premier film indépendant d’Oshima. La forme est assez classique au regard des films qui suivront. Bien que le réalisateur l’ait un peu renié, on aurait tort de le bouder. La force de la charge ne laisse pas indifférent.
- Réalisateur : Nagisa Oshima
- Acteurs : Yôko Mihara, Rentarô Mikuni, Jun Hamamura, Akiko Koyama, Toshirô Ishidô
- Genre : Drame
- Editeur vidéo : Carlotta Films
- Durée : 1h41mn
- Titre original : Shiiku
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- Adapté de la nouvelle de Kenzaburo Oe Gibier d’élevage
Le piège est le premier film indépendant d’Oshima. La forme est assez classique au regard des films qui suivront. Bien que le réalisateur l’ait un peu renié, on aurait tort de le bouder. La force de la charge ne laisse pas indifférent.
L’argument : 1945. Un pilote noir américain est fait prisonnier par les habitants d’un village au cœur des montagnes. Placé sous la garde du chef du village, le « Nègre » suscite la curiosité et la sympathie des enfants. Les autres y voient un objet de mépris ou de fantasmes… Avant d’en faire leur bouc-émissaire…
Notre avis : 1960 : Oshima se fâche avec la Shochiku lorsque le studio décide de retirer Nuit et brouillard au Japon des salles par peur des réactions violentes qu’il pourrait susciter. On est alors dans une période de contestation politique. Le chef du parti socialiste japonais est assassiné par un militant d’extrême droite au moment où sort le film. Oshima crie au complot politique et claque la porte. Le problème c’est que les grands studios avaient passé un accord stipulant qu’ils ne pouvaient pas embaucher un employé en litige avec un d’entre eux. Oshima se retrouve donc à devoir se débrouiller autrement. Il fonde sa propre entreprise de production, la Sozosha, mais pour son premier film Le piège, une adaptation du prix nobel de littérature Kenzaburo Oe, par manque d’argent il s’en remet à autre maison indépendante : Palace Film. Ça peut expliquer pourquoi Oshima n’aime pas trop ce film. Il ne l’a pas réalisé comme il voulait, une équipe technique lui a notamment été imposée. Ces circonstances expliquent aussi sans doute pourquoi la forme est beaucoup moins audacieuse que pour les films qui suivront. L’avantage c’est que le film est plus linéaire, plus accessible. C’est un film très acide qui ne laisse pas indifférent. On est à la fin de la guerre. Les habitants d’un village doivent garder un pilote américain noir qui a été fait prisonnier. On comprend vite le clivage qui sépare les habitants. D’un côté, il y a les adultes, mesquins, profiteurs, égoïstes, racistes, violents, hypocrites. Ils se réclament de grands principes : la grandeur du Japon, l’empereur, la nation. En pratique,les hommes abusent des femmes dont les maris sont partis mourir au combat pour le pays. Certaines lorsqu’elles tombent enceintes sont chassées par ceux-là même qui les ont violées. D’autres doivent se débrouiller aux côtés de maris paresseux critiquant les plus riches mais acceptant docilement de les servir contre des promesses de bonne cuite. D’autres encore ne pouvant compter sur la moindre solidarité en sont réduites à vivre d’expédients. Lorsque leurs enfants volent pour survivre, l’opprobre est jetée sur leurs têtes. On pourrait dire que dans ce village les femmes sont victimes des hommes. Mais elles peuvent être aussi mesquines qu’eux. C’est une femme qui appelle à tuer le prisonnier. Et que dire de ce « héros de guerre » avec sa jambe en moins ? Il est loin d’avoir été grandi par son expérience. Il est tout aussi hypocrite que les autres. Le grand sujet qui fait monter la tension, c’est la question de l’entretien du prisonnier. Ça a un coût que personne ne veut supporter. Elle est belle la grandeur du Japon ! Tout le monde s’engueule. Et puis tout le monde se met à crier que finalement si on s’engueule comme ça, c’est à cause du noir. Pour eux c’est un sous-homme. Le bouc-émissaire est tout trouvé. Oshima a laissé entendre que l’histoire aurait pu être différente si le prisonnier avait été blanc car il aurait été considéré comme supérieur par les habitants. Complexe d’une nation qui n’était rentrée que récemment dans le rang des puissances avec qui il fallait compter. Ce n’est qu’en 1905 avec la victoire contre la Russie que le Japon avait montré que les asiatiques pouvaient battre les européens. Le film est fort car les personnages sont affreux. C’est étonnant de voir comment la mesquinerie et la xénophobie traversent le temps et l’espace. Finalement entre le Japon de 1945 et la France de 2015, on retrouve un peu les mêmes instincts animaux. Le film a quelque chose de suffocant. On ne sort quasiment jamais du village. La mort n’est pas loin. Les gens voient les forteresses volantes passer sur leur tête, en route pour bombarder Tokyo. La nuit on voit au loin les flammes consumant la capitale. Le seul bémol à ce portrait au vitriol est apporté par les enfants et les adolescents, qui s’opposent à leurs aînés. Le film met en scène une répétition miniature des grands déchirements intergénérationnels qui animeront le Japon entre le fin des années 50 et le début des années 60. Les enfants de 1945 sont les jeunes adultes de 1960. A l’image d’une des jeunes filles du village qui déclare à un jeune homme avide de désir qu’elle n’est plus vierge, ils ont perdu un peu trop tôt leur innocence. Ils assistent médusés à la déliquescence morale de leur village. Il y a une scène emblématique : un homme d’un certain âge se sert du bras d’un jeune pour frapper le prisonnier. Ainsi la lâcheté s’ajoute aux vices déjà mentionnés. Certes, on peut parfois être agacé devant le cinéma moralisateur car en général la réalité est plus complexe qu’on ne le croit. Mais en art, l’approche négative a une vertu motrice : elle peut faire grandir une conscience collective qui sans ce genre d’attaque aurait naturellement tendance à s’endormir dans une forme d’autosuffisance. C’est pourquoi Le piège est à la fois un film acide et salutaire. Malheureusement l’histoire tourne en rond. Au fond, rien n’a changé. Cette histoire conserve toute sa pertinence.
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