Le 25 mars 2004
Posséder, posséder, les corps et les choses, pour tenter d’oublier sa propre part d’ombre.
Posséder, posséder, les corps et les choses, pour tenter d’oublier cette part d’ombre qui elle-même possède et digère les plus lucides d’entre nous ; ceux que l’on aime autant déclarer fous...
On ne saura jamais ce qui a installé l’abîme au-dedans de Harry White. Ce qu’on suivra, fasciné, désespéré à mesure que cet abîme s’étend telle une marée noire engluant toutes choses vivantes et belles de son existence, ce sont ses gesticulations pour le combler.
Au commencement étaient les femmes, leur corps où Harry aimait s’oublier. Le sexe, alors, bien qu’hors des normes sociales d’une Amérique profondément puritaine, était encore lumineux. Certes, pour le jeune homme aux mille conquêtes, séduire était toujours un jeu, qui prenait fin après la première étreinte, mais un jeu généreux, passionné, profondément respectueux de la femme-partenaire, fût-elle anonyme. Car Harry ne ménageait pas sa peine au lit. Il y était un chevalier nu et cru, connaissant mieux que tout autre, mieux que les compagnons officiels et lassés, ces paysages à arpenter, ces terres à prendre.
Avec son amour pourtant sincère et puissant pour Linda la presque vierge, puis une union fortement recommandée, et de toutes parts - employeur, parents, amis déjà mariés - le vide très doucement va dévorer Harry. En fait, c’est une déchirure laissant trop voir le gouffre jusqu’alors caché : il y a d’un côté le père de famille et époux comblé, cadre supérieur dévoué, brillant, que rien ne semble pouvoir arrêter dans son ascension fulgurante ; et de l’autre l’être halluciné qui doit sacrifier des pans de sa conscience de plus en plus grands pour ne pas étouffer. Comme on lâche du lest, comme d’autres tuaient la vierge ou l’agneau dans l’espoir d’apaiser le courroux des dieux.
Harry dès lors s’avance en somnambule vers le mal absolu, y cède pour continuer à vivre ; c’est pourtant vers la mort qu’il se dirige ; évidemment. Puisqu’en bravant tous les interdits, en se vautrant dans l’immonde, en dérobant la beauté, puis les biens, puis la vie même, c’est lui qu’il décime à petit feu. Harry est un enfant qui a peur du noir, qui voudrait faire taire le monstre en lui. Il ne réussira qu’à le nourrir, à le gorger du sang du monde.
Et c’est peut-être ce que ce roman épouvantable, magnifique, traversé de moments d’amour cristallins, d’une lumière fragile et reposante, a de plus insupportable : on sait dès les premières lignes qu’il n’y aura ni répit (ou si peu) ni salut pour Harry. Puisque tout, autour de lui, l’a fait vampire de lui-même.
Hubert Selby Jr, Le démon (The demon, traduit de l’américain par Marc Gibot), 10/18, coll. "Domaine étranger" ; 2004, 350 pages, 7,30 €
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