Le bouc - la critique du film

Notre avis : Dans un décor désespérant de banalité, quelques personnes qu’on ne saurait qualifier d’amis passent le temps comme ils peuvent. Souvent en couple, mais des couples masochistes et traversés par la violence, ils s’ennuient, se parlent peu, mais s’occupent du regard du voisinage alors qu’ils se regardent très peu les uns les autres. Fassbinder, en les observant par de longs plans fixes entrecoupés de travellings lors de promenades répétitives, décrit une société de pantins déshumanisés obsédés par l’argent et qui débitent des lieux communs ou des vulgarités.

LE BOUC © 1969 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2014 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.

Difficile de s’identifier à pareilles brutes sans passé, pour qui « rien ne sort de rien ». Le « rien », c’est ce qui les occupe : « je dois vivre, c’est tout », dit une femme. Mais elle ajoute : « je dois dormir aussi, c’est bon pour mon visage ». C’est ainsi, à cheval entre l’existentiel et le futile, entre cigarettes et coups, que leur vie dénuée de sens et de projets se déroule en cérémonials qui ne sont que ressassements. Fassbinder excelle à faire sentir cet ennui, au risque évidemment, pas vraiment exclu, de le provoquer chez son spectateur. Le montage abrupt découpe en scènes répétitives ce quotidien monotone et ajoute encore à la pesanteur.

LE BOUC © 1969 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2014 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.

Et voilà qu’un événement survient, sous la forme d’un travailleur grec, accueilli comme il se doit par un interrogatoire méprisant. Pour autant, la mise en scène demeure formaliste et garde ses procédés intacts. Ce qui change, c’est le développement de la haine, ce racisme tranquille et sûr de lui, et les nombreux commentaires et justifications (« c’est pour l’Allemagne ») qui l’accompagnent. Encore plus insupportable, Jorgos, incarné par Fassbinder lui-même en un geste masochiste, sort avec une femme du groupe, celle interprétée par Hannah Schygulla, qui trahit son groupe. Dès lors se met en place le principe du bouc émissaire, grâce auquel ces « bonnes gens » trouvent un dérivatif à leur ennui.

LE BOUC © 1969 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés. RESTAURATION © 2014 RAINER WERNER FASSBINDER FOUNDATION. Tous droits réservés.

Mais là encore le cinéaste refuse tout drame ou tragédie et la bastonnade qui devait être l’acmé du film n’en est qu’un épisode sordide qui ne résout rien. Si la fin engage des projets (partir en Grèce, s’engager dans l’armée), on a des doutes sur leur réalisation tant leur quotidien poisseux les englue. Vision pessimiste, certes, aride, certes, qui fait par moments penser à une vision d’un enfer sans religion, sartrien si l’on veut. On pourra aussi y voir ce qui deviendra un leitmotiv dans la suite de sa carrière, la condamnation d’une société de petits bourgeois qui, comme le disait Flaubert, « pensent bassement », mais sans émotion ni grand discours. À sa manière lente et minimaliste, cette œuvre tout en retenue peut néanmoins toucher, bien qu’étouffante et singulièrement aride. Elle rend compte aussi à la fois d’un début d’un grand cinéaste et d’une certaine conception moderne du cinéma, exigeante mais passionnante.