Lumière pour les fantômes
Le 24 mars 2015
Convoquer la présence à travers la lumière : c’est le programme que se fixe Eugène Green dans son cinquième long-métrage. Mission accomplie !
- Réalisateur : Eugène Green
- Acteurs : Fabrizio Rongione, Arianna Nastro, Christelle Prot, Ludovico Succio
- Genre : Comédie dramatique
- Nationalité : Français, Italien
- Durée : 1h44mn
- Date de sortie : 25 mars 2015
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– Première le 8 août 2014 (Festival international du film de Locarno)
– Production : Alessandro Borrelli (La Sarraz Pictures) ; Martine de Clermont-Tonnerre (Mact Productions)
– Distribution : Bodega Films
Convoquer la présence à travers la lumière : c’est le programme que se fixe Eugène Green dans son cinquième long-métrage. Mission accomplie !
L’argument : À 50 ans, Alexandre a derrière lui une brillante carrière d’architecte. En proie à des doutes sur le sens de son travail et sur son mariage, il part en Italie accompagné de sa femme, avec le projet d’écrire un texte qu’il médite depuis longtemps sur l’architecte baroque Francesco Borromini. En arrivant à Stresa, sur les rives du Lac Majeur, ils font la rencontre de jeunes frère et soeur, qui donneront un tout autre tour à cette échappée italienne.
Notre avis : Dans son cinquième long métrage, Eugène Green reste fidèle aux parti-pris stylistiques de ses films précédents. Ils peuvent, et doivent même, irriter, puisqu’ils sont autant d’obstacles à franchir pour accéder à une vérité qui ne saurait être donnée d’emblée.
La forme est donc ici on peut plus visible : composition élaborée des plans (la très vivante nature morte des verres vides se détachant sur le fond du lac), cadrages singuliers (notamment lors de la reconstitution de la dernière nuit de Borromini où on ne voit que des mains et des objets en gros plans), montage qui privilégie la rupture à la fluidité, dialogues écrits et précisément articulés (liaisons désuètes comprises pour les parties en français) mais dits d’un ton neutre, tranchant et sans aménité : rien ne doit céder ici au faux naturel, rien ne doit aller de soi, tout doit résister.
Cette résistance est incarnée avant tout par Goffredo (Ludovico Succio), jeune homme sévère ne cherchant certainement pas à plaire à quiconque et surtout pas à ce grand architecte qui, commentant les évanouissements de la jeune Lavinia, se croit obligé de remarquer que la langueur (spossatezza) est une maladie anachronique et se fait répondre sur un ton sec que la malade n’en a pas été avertie (Mia sorella non è stata avvertita). Sa manière de prononcer les r, sans les rouler, ce qu’on appelle en italien erre moscia, contribue d’ailleurs à lui donner une distinction aristocratique un brin cassante.
- Eugène Green - LA SAPIENZA - 2014 - La Sarraz Pictures - Mact Productions - Bodega Films
Mais entre les deux hommes, obligés de voyager ensemble (Sarà un piacere ! répond froidement Goffredo après un moment d’hésitation), va peu à peu s’établir une relation de l’ordre de la filiation, de la transmission réciproque (Je serai votre élève - Comme j’ai été moi, un peu, le votre), car pour Green Le rapport pédagogique n’est pas à sens unique. (…) les adolescents ont des intuitions (..) qui servent à rajeunir et à ouvrir la pensée de leurs aînés.
De même, le film prend son spectateur à rebrousse-poil et refuse la connivence immédiate (celle, abjecte, du portier de l’hôtel qui cligne comiquement de l’oeil et assure à Alexandre sortant en pleine nuit que son fils ne sera pas mis au courant). Mais c’est pour mettre en place un rapport où la défiance initiale, l’acceptation des aspérités, voire des ridicules (la dimension comico-grotesque du film est part intégrante de sa démarche) sont la condition même d’un cheminement vers la lumière qui ne craint pas de prendre une allure ouvertement didactique et polémique.
- Eugène Green - LA SAPIENZA - 2014 - La Sarraz Pictures - Mact Productions - Bodega Films
Car l’architecture, cet art de créer des vides destinés à accueillir la lumière, le baroque mystique de Borromini (opposé à celui, rationnel, du Bernin) et la musique de Monteverdi, aérienne et rugueuse architecture sonore, sont clairement présentés ici comme des antidotes à la barbarie incarnée par un touriste australien tentant de forcer l’entrée de l’église Sant’Ivo alla Sapienza qu’on ne peut paradoxalement visiter qu’en dehors des heures d’ouvertures et en passant ce qui ressemble à une mini épreuve initiatique, très drôle au demeurant.
Comme nous l’avons déjà signalé, l’humour et le goût baroque du paradoxe sont en effet de mise ici et donnent au didactisme assumé du film une tournure enjouée, gracieuse.
L’opposition entre la grisaille des premières séquences parisiennes (le triste chaos du monde moderne, son burocratisme sordide, par exemple lors de l’affrontement entre l’architecte et ses commanditaires) et la lumineuse splendeur italienne célèbrée par la photo de Raphael O’Byrne est posée avec une frontalité dénuée d’ambiguïté mais le discours s’avère complexe.
Il n’est question ni de retour au passé (Green : les personnages ne veulent nullement une « restauration » de ce qui a été perdu, et qui ne peut jamais revenir sous les mêmes formes) ni de mysticisme chrétien simpliste (le Saint Suaire de Turin, trop récent pour être l’empreinte du visage du Christ, mais pourquoi pas de celui d’un autre Christ ? ; Goffredo rêvant de construire, au centre de sa cité idéale, un lieu qui accueillerait toutes les religions).
- Eugène Green - LA SAPIENZA - 2014 - La Sarraz Pictures - Mact Productions - Bodega Films
Il est question par contre de disparition et de survivance (la rencontre incongrue avec le Chaldéen, incarné par Green lui-même et s’exprimant en Français du XVIIe siècle ) et surtout des fantômes (le fils trisomique mort ; l’ami suicidé) auxquels il ne faut pas tourner le dos car ils ne font pas de mal mais ont besoin d’un architecte qui leur donne la paix. Ou encore de porte non fermée et de chandelle qu’on laisse allumée la nuit (protetto dalla candela) ; de l’architecture qui doit convoquer la présence à travers la lumière (tramite la luce convocare la presenza) ; de cheminement libérateur (Green : c’est à travers une absence , puis une nouvelle présence, et enfin la tutelle mystérieuse de Borromini, qu’ils arrivent à se libérer de la source de leur souffrance.)
Ce discours le cinéaste ne ne se contente pas de l’illustrer. Il le met magnifiquement en œuvre en obtenant du cinéma ce que lui seul peut donner, et sans hésiter à recourir à ce qui est bêtement considéré comme anti-cinématographique, aboutissant à ce qu’on ne saurait mieux définir qu’en le citant encore une fois : une création humaine possédant sa propre forme, fonctionnant selon ses propres règles, et porteuse d’un présent qui devient celui du spectateur.
- LA SAPIENZA - Eugène Green 2013 - Bodega films
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