Une société qui tombe
Le 5 août 2020
Sorti en 1995, La Haine est rapidement devenu un film culte, porté par une mise en scène tranchante et un trio d’acteurs au sommet de leur art. Il ressort aujourd’hui en version restaurée 4K, comme un clin d’œil tragique au débat actuel autour des violences policières.
- Réalisateur : Mathieu Kassovitz
- Acteurs : Vincent Cassel, Saïd Taghmaoui, Marc Duret, Hubert Koundé, Karim Belkhadra, Andrée Damant
- Genre : Drame, Noir et blanc
- Nationalité : Français
- Editeur vidéo : Studiocanal
- Durée : 1h35min
- Date télé : 1er octobre 2021 20:55
- Chaîne : Arte
- Reprise: 5 août 2020
- Date de sortie : 31 mai 1995
- Festival : Festival de Cannes 1995
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Résumé : Abdel Ichah, seize ans, est entre la vie et la mort après avoir été passé à tabac par un inspecteur de police lors d’un interrogatoire. Une émeute oppose les jeunes d’une cité HLM aux forces de l’ordre. Pour trois d’entre eux, ces heures vont marquer un tournant dans leur vie...
Critique : L’histoire se déroule dans la cité des Muguets à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), le lendemain d’une nuit d’émeutes consécutive à la tentative d’assassinat du jeune Abdel. Vinz, Hubert et Saïd sont trois résidents de la cité qui vivent au quotidien la misère du quartier et les bavures de la police. On suit heure par heure le récit de leur journée.
- © Studio Canal
Dès le départ, le spectateur accède de manière fragmentée aux points de vue des différents protagonistes : le film commence par les extraits d’un journal télévisé présentant les émeutiers comme des « casseurs », puis on voit en gros plan le visage aux yeux clos de Saïd, avant que n’apparaisse en face de lui le cortège de CRS détaillé par un travelling. Ainsi s’installe une tension suffocante qui ne s’éteindra jamais. Chaque scène semble alors refléter cette dualité, comme un combat de boxe sans fin : les banlieusards s’affrontent tour à tour dans des joutes verbales acerbes, et défient ensuite physiquement la police pour venger leur ami. Le problème étant que, comme le résume une archive vidéo au début du film, les habitants du quartier n’ont que les pierres pour se défendre face aux balles de la police.
Kassovitz décrit le monde vu par ces jeunes que l’on traite partout de racailles, et qui cultivent en retour une rancœur ineffable vis-à-vis du reste de la société. D’où le personnage de Vinz, jeune homme juif au tempérament rebelle qui récupère le pistolet laissé par l’un des policiers. L’arme à feu devient alors le point de bascule qui renverse la hiérarchie établie entre le quartier et la police. Elle représente l’autorité, la violence légitime capable de contrôler le temps et l’espace : ce n’est pas un hasard si les transitions horaires sont marquées par des bruits de coup de feu, dans une structure sonore très travaillée. Le scénario évite cependant de tomber dans la caricature, les envies de vengeance de Vinz étant vite tempérées par Hubert, passionné de boxe, pour qui buter un flic ne ferait qu’empirer leur situation. La satisfaction du meurtre apparaît finalement comme une illusion, et Vinz n’arrive guère à tirer qu’avec ses doigts nus. Jusqu’à ce qu’un autre que lui ne se charge d’allumer l’étincelle. Alors résonne une dernière fois la réplique phare de Hubert, reprise du film Les Sept mercenaires de John Sturges (1960), qui forme avec les citations « Le monde est à vous » et « C’est à moi que tu parles ? » un large panel de références au cinéma hollywoodien : “C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de 50 étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : « Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien. » Mais l’important, c’est pas la chute. C’est l’atterrissage.“
- © Studio Canal
Le plus frappant dans ce film, c’est peut-être qu’il « sonne » vrai. Tous les acteurs du casting, quasi inconnus auparavant, sont issus de la banlieue et ont gardé leurs véritables prénoms. Les trois cents figurants viennent tous de la cité de la Noé à Chanteloup-les-Vignes. Le tournage s’est déroulé à cet endroit, malgré les réticences initiales des habitants, puis l’équipe du film s’est installée pendant trois mois sur les lieux, avant de commencer à tourner. Décrire de manière aussi efficace la vie morne d’une cité HLM n’avait jamais été fait avant 1995. Dénoncer ainsi les violences policières non plus, dans des scènes aussi terrifiantes que celles du commissariat parisien. L’intrigue s’inspire elle-même d’une bavure réelle, l’assassinat de Makomé M’Bowolé par un policier du 18e arrondissement, en avril 1993. Mais La Haine questionne aussi la fascination outrancière que peut susciter un sujet comme celui-ci ; Vinz passe son temps à répéter qu’"ici on est pas à Thoiry" et c’est bien nous, spectateurs, qu’il semble défier du regard lors des fameux plans devant son miroir. Plutôt qu’un éloge malsain de la vie en cité, l’objectif est de montrer que ces jeunes n’ont pas choisi de naître là et y survivent quand même en recréant leurs propres codes. Il serait en effet malhonnête de prêter au film la prétention d’offrir le reflet exact de la vie en banlieue, ce qui fut avancé comme critique par certains : d’abord parce que c’est tout ce que Kassovitz a voulu éviter, à une époque où l’appareil médiatique accumulait les clichés racistes et démagogiques sur les quartiers sensibles ; ensuite parce que La Haine est et doit rester avant tout un grand film de cinéma. Il a propulsé le jeune réalisateur sous les projecteurs, jusqu’à obtenir le prix de la mise en scène à Cannes 1995, tout en parvenant à maintenir l’émotion brute des acteurs dont il faut saluer la performance magistrale. Mention spéciale à Saïd Taghmaoui, qui vient apporter une touche d’humour à une atmosphère générale très sombre. Quant à la photographie en noir et blanc, ses rares défauts sont gommés par la restauration 4K, supervisée par le British Film Institute.
- © Studio Canal
Oscillant entre un réalisme narratif cru et des choix scénaristiques audacieux, La Haine se veut donc le témoin subjectif d’une fracture sociale qui maintient certains quartiers de banlieue dans l’isolement et la pauvreté. Les violences policières en sont ici le symptôme le plus grave et restent malheureusement, vingt-cinq ans après, d’une actualité criante. Un chef-d’œuvre intemporel qu’il faut (re)voir de toute urgence.
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