"Elle a parfois cinq ans et parfois dix, elle va jusqu’à vingt puis après elle n’a pas d’âge." C’est une petite fille qui grandit. Une enfance ordinaire, heureuse, vacances au bord de la mer, maisons avec jardin. Voilà pour le cadre, la surface. Mais derrière, en profondeur, l’imagination de la fillette déploie sa propre cosmogonie où les objets, les paysages et les êtres prennent une autre dimension : le blockhaus en bordure de plage, le miroir de la penderie ouvrent sur un autre temps, celui de son grand-père, héros énigmatique aveuglé par la guerre, isolé dans l’attente d’on ne sait quoi, d’on ne sait qui...

La peau blanche du vieillard, son mutisme poli, son œil de verre qui donne lieu à d’étranges liturgies entretiennent le mystère du passé. "Le passé, c’est cet œil, le passé c’est la guerre", décrète la fillette qui perçoit ainsi malgré le silence familial la rumeur des tranchées, les souffrances et les cris. L’avenir, au contraire, n’a rien d’intrigant. L’avenir, tout le monde le sait, se situe à l’Ouest. C’est l’Amérique, celle des films, des affiches, des chromos un peu bêtes (cuisines intégrées, pelouses impeccables, ménagères radieuses...) qui lui donnent l’impression de tout connaître de ce pays si concret, si peu imaginaire. Un pays sans passé, pense-t-elle, un pays sans mystère, dont elle apprendra cependant en grandissant qu’il n’est pas que béatitude et naïveté. Là-bas aussi on a connu la guerre et des conflits injustes peuvent s’y décréter.

La guerre, l’Amérique est le premier roman de Claire Delannoy et lui a valu une bourse de l’Académie Goncourt. Loin des clichés habituels (madeleine douceâtre, nostalgie du paradis perdu...), il évoque avec précision, sans indulgence ou larme à l’œil, l’intensité onirique de l’enfance, un âge ni mignon ni innocent mais vigilant, inquiet, scrutateur, où l’on décortique sans cesse, avec tous ses sens, le monde environnant pour mieux le comprendre ou le réinventer. Où l’on s’immerge progressivement dans les marées du temps. Et - qui sait ? - comme pour cette vieille petite fille, le passé se confondra peut-être un jour, l’espace d’un instant, avec notre avenir d’enfant...