La mémoire et sa perte
Le 16 décembre 2015
Onzième long métrage de Guy Maddin, La Chambre interdite est une immersion audiovisuelle passionnante dans un univers surréaliste, mi onirique mi absurde, où la narration se déploie comme un cadavre exquis composé de réinventions de films perdus dans les méandres de l’Histoire. Un hommage vibrant et expérimental au 7e art.
- Réalisateur : Guy Maddin
- Acteurs : Charlotte Rampling, Amira Casar, Mathieu Amalric, Jean-François Stévenin, Adèle Haenel, Maria de Medeiros, Geraldine Chaplin, Udo Kier, Jacques Nolot, André Wilms, Roy Dupuis, Louis Negin, Ariane Labed, Slimane Dazi
- Genre : Fantastique, Expérimental
- Nationalité : Canadien
- Durée : 119 min
- Titre original : The Forbidden Room
- Date de sortie : 16 décembre 2015
- Festival : L’Étrange Festival 2015, Fifigrot 2015
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Onzième long métrage de Guy Maddin, La Chambre interdite est une immersion audiovisuelle passionnante dans un univers surréaliste, mi onirique mi absurde, où la narration se déploie comme un cadavre exquis composé de réinventions de films perdus dans les méandres de l’Histoire. Un hommage vibrant et expérimental au 7e art.
L’argument : Dans le sous-marin SS Plunger, l’oxygène se fait rare. Le compte à rebours vers une mort certaine est enclenché. L’équipage cherche en vain le capitaine, le seul capable de les sauver. Soudain, de manière improbable, un bûcheron perdu arrive parmi eux et leur raconte comment il a échappé à un redoutable clan d’hommes des cavernes. Sa bien-aimée à été enlevée par ces hommes féroces, et il est prêt à tout pour la sortir de là.
Embarquez dans le SS Plunger et faites le tour du monde des paysages oniriques, dans un tourbillon d’aventures peuplées de femmes fatales, de fous à lier et d’amoureux transis.
Notre avis : Attention, le film dont il est question à présent ne ressemble à rien de ce que vous avez vu ! Composé lui même de dix-sept fragments inspirés par des films perdus, La Chambre interdite est une réalisation complexe, qui mêle les narrations comme un patchwork sans queue ni tête. Œuvre la plus longue jamais conçue par le fantasque Guy Maddin, celle-ci tire sa source d’un projet multimédia nommé Séances (installations, réalisations, performances). Cent courts métrages furent tournés en live et en public au Centre Pompidou et au Centre Phi de Montréal, soit un par jour. L’idée était de prendre les éléments disponibles de films perdus (synopsis, titres, bouts d’intrigue, critiques, photographies de tournage) et de leur redonner vie. Ainsi, Guy Maddin et Evan Johnson, ancien élève et collaborateur actif, ont mené des recherches sur des bobines perdues de Murnau, Lang, Hitchcock, Ford, Borzage ou encore du maître de l’exploitation des années 30 Dwain Esper, juste pour montrer la diversité des sources. Du coup, nous avons l’impression de regarder plusieurs films en un avec un montage astucieux de John Gurdebeke qui nous fait passer d’un contexte à un autre. Les récits eux mêmes touchent un peu à tous les genres mais avec un goût prononcé pour le farfelu et l’étrange. Pour invoquer l’esprit de ces films disparus, Maddin ne s’est pas arrêté là, il a aussi tenu à ce que les comédiens se livrent à des séances de spiritisme au début de chaque journée. La Chambre interdite pourrait ainsi s’apparenter à un rituel de possession, une hypnose, une transe.
Malgré son casting de stars internationales (Charlotte Rampling, Maria de Medeiros, Mathieu Amalric, Udo Kier, Géraldine Chaplin, etc.), il s’agit sûrement d’une des œuvres les plus conceptuelles de Maddin, mais aussi une des plus impressionnantes visuellement, où il retrouve la richesse des couleurs de Careful mais où le numérique est utilisé pour rappeler l’analogique. Bien sûr, on reconnaît le goût de Maddin pour les années 20 et 30 et cette période de transition entre le muet et le parlant. Les dialogues sont rares, et l’écriture des intertitres est elle même une forme visuelle passionnante, travaillée dans ses moindres détails. Le réalisateur canadien est aussi un grand connaisseur du cinéma expérimental américain, et on peut ressentir ici l’influence des films de found footage comme par exemple Decasia de Bill Morrison, tout comme le fragment introductif, qui encadre tout le métrage, peut faire référence aux films d’éducation d’il y a cinquante ans en arrière (il s’agit en fait d’une réinvention de "Comment prendre un bain" de Dwain Esper). Car, même si ces histoires à l’intérieur d’histoires peuvent dérouter le spectateur, La Chambre interdite obéit à une structure très précise, avec trois parties facilement identifiables, marquées par ce retour au segment initial. Le film devient alors un puzzle assez ludique, un labyrinthe humoristique et onirique qui s’apprécie d’autant plus au second ou troisième visionnage.
Mais quel est le genre d’histoires que l’on peut trouver dans La Chambre interdite ? Après une citation de l’évangile selon St Jean sur le besoin d’amasser les restes afin que rien ne soit perdu et cette introduction éducative sur la façon de se baigner où Louis Negin (brillant !) reprend un texte du poète américain John Ashbery, nous rencontrons l’équipage d’un sous-marin, condamné à asphyxier s’ils ne retrouvent pas leur capitaine, le seul à pouvoir les sauver. Débarque alors un bûcheron (!) qui leur raconte sa quête de sa bien aimée Margot kidnappée par des brigands nommés les Loups Rouges. Il passe alors différentes épreuves incongrues pour être accepté parmi eux : claquer des doigts, empiler des tripes, soulever une pierre, gifler une vessie. Margot, amnésique, rentre alors dans une rêverie, se met à chanter sur les esprits vampires dans un music hall où se trouve un obsédé des fesses de femmes qui s’est fait lobotomiser à plusieurs reprises pour se soigner de son vice alors que la bande-son inclut la chanson des Sparks "The Final Derriere". Ce n’est là qu’un bref aperçu de la première section. Il faut aussi préciser que les acteurs jouent souvent plusieurs rôles (Louis Negin et Udo Kier en particulier), ce qui peut encore ajouter à la confusion.
Les deux parties suivantes seront encore plus hallucinées, avec un sacrifice de vierge, un vol de calamars, un criminel devenu jardinier, un docteur spécialiste des reconstructions osseuses fait prisonnier par des femmes squelettes, un psychiatre des trains, des anciens amants métamorphosés en bananes noircies et bavardes, une moustache qui ramène l’esprit d’un défunt père ou un homme possédé par l’esprit du Dieu Janus qui le transforme en un abominable monstre Lug-Lug ! Les thèmes fantastiques sont ainsi mis à l’honneur : scientifiques fous, dopplegängers, possessions, communications avec l’au-delà, etc. Certains motifs reviennent également, comme le bain, qui sert de métaphore filée à tout le métrage, tout comme la thématique de l’amnésie et de la mémoire, si chère à Guy Maddin, déjà au centre du film Archangel en 1990. Pour s’y retrouver également, les cartons ont valeur explicative alors que les citations d’auteurs superposent les couches poétiques et que les images déploient un éventail de couleurs fascinantes et saturées, se livrant parfois à des effets presque liquides. Bien sûr, chacun pourra préférer telle histoire à telle autre (l’histoire d’amour mélodramatique entre Deng et Gong ou celle du buste maléfique de Janus ont beaucoup de charme) et La Chambre interdite joue sans arrêt des codes narratifs et de ses artifices : le spectre du père qui n’arrête pas de revenir dans l’histoire de la moustache, comme s’il ne voulait pas quitter son rôle, ou ce crescendo abusif qui conjugue des milliers d’images de fin possible autour du Livre des Apothéoses. Comme il peut aimer les série B ou les grands classiques du cinéma, Maddin mêle mauvais goût et sublime, second degré et transcendance visuelle.
Influencé par les écrits de Raymond Roussel, le récit fragmenté de La Chambre interdite n’est au bout du compte qu’une variation sur le thème de l’amnésie et l’obsession pour l’archive et la mémoire si chère à Maddin. À travers les sons et les traitements visuels, assurés par Evan Johnson et son frère Galen, il nous propose une expérimentation sur la perception et nous épate aussi par cette prouesse technique : offrir à un film tourné en numérique les atours d’esthétiques anciennes et analogiques liées à différents courants du XXe siècle. Le titre "The Forbidden Room" reprend lui même celui d’un film d’il y a un siècle en arrière d’Allan Dwain avec Lon Chaney au casting. Maddin et Johnson nous proposent ainsi un des plus beaux hommages possibles au 7e art sous une forme insolite et ultra personnelle. Un film qui fera date. À signaler que des extraits du film seront visionnables pendant tout le mois qui précède la sortie en salles sur le site suivant : www.lachambreinterdite.fr.
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