La chute
Le 15 avril 2003
Chessex se délivre d’un secret étouffant et l’apprivoise par la grâce d’une fiction saisissante.
- Auteur : Jacques Chessex
- Editeur : Grasset
- Genre : Roman & fiction, Littérature blanche
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De la force de l’imaginaire pour transcender l’inimaginable. Chessex, au sommet de son art, se délivre d’un secret étouffant et l’apprivoise par la grâce d’une fiction saisissante.
Incroyable histoire. Chessex lui-même, qui l’a enfouie pendant des décennies au fond de "la ouate" de sa mémoire, se demande s’il est raisonnable d’y croire. En un style incantatoire, il se souvient et se déleste de son secret. Il avait huit ans, il rentrait de l’école au milieu de la matinée - le maître de chant était malade. Cotonneuse était la lumière de l’automne. Relevé, le col du pardessus de son père qui n’avait rien à faire là à cette heure-là. Moite, l’ambiance de leur rencontre. Opaque, la situation qu’il tente de revivre aujourd’hui. Terrifiantes, les conclusions qu’il tire du secret exigé par son père. Et en même temps éclairant d’une lumière aveuglante les raisons de son suicide, treize ans plus tard.
Dans la touffeur de ce matin d’automne, une femme est morte, tombée de sa fenêtre en secouant son tapis. Elle était la logeuse d’une jeune fille tchèque à laquelle le père de l’enfant Chessex donnait des leçons de français. L’auteur ose cette "faute contre la mémoire" : s’avouer l’inavouable. C’est son père qui a poussé la femme dans le vide, parce qu’elle savait ce qui se passait dans la chambre de la jeune fille et avait menacé de le dénoncer.
Depuis L’ogre [1], la figure du père suicidé hante l’oeuvre de l’énorme écrivain qu’est Chessex, qui a décidé, à bientôt soixante-dix ans, de trancher dans le vif. Il a déjà trop attendu. Le policier chargé de l’enquête - la seule personne qui aurait pu l’éclairer mais qu’il a toujours évitée - est mort.
Ayant une bonne fois pour toute transformé le soupçon en fait avéré, au bout d’une trentaine de pages de ce très court roman, que va-t-il en faire ? Se l’approprier, en observant les oiseaux. Les mots s’envolent dans un style poétique et formidablement concis, bourru, donnant l’impression d’entendre le porc-épic Chessex marmonner derrière sa moustache blanche. Se l’approprier "en louvoyant, en planant comme les oiseaux planent". Et s’en délivrer par une chute provoquée, douce et compatissante et tragique. Vertigineux pouvoir de la fiction qui lui permettra de se mettre en accord avec son père et en ordre avec lui-même. Apaisé. L’imaginaire pour survivre à l’inimaginable. Inoubliable.
Jacques Chessex, L’économie du ciel, Grasset, 2003, 85 pages, 9,80 €
[1] L’ogre est le premier roman de Jacques Chessex, il a obtenu le prix Goncourt en 1973
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