Le 6 mai 2014
L’écrivain Abdellah Taïa a réalisé un beau film courageux L’armée du salut, à partir de son roman éponyme. Rencontre chaleureuse dans un café de la Place du Châtelet, à Paris. Sortie du film, le 7 mai 2014.
- Réalisateur : Abdellah Taïa
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L’écrivain Abdellah Taïa a réalisé un beau film courageux L’armée du salut, à partir de son roman éponyme. Rencontre chaleureuse dans un café de la Place du Châtelet, à Paris. Sortie du film, le 7 mai 2014.
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aVoir-aLire :Comme vous l’écriviez en 2006 à la fin de votre livre L’armée du salut, avez-vous l’impression d’avoir réalisé aujourd’hui votre rêve : « devenir un intellectuel à Paris » ?
Abdellah Taïa : Il y a dans ma façon d’écrire une certaine naïveté. C’est vrai. Mais c’est une naïveté à la fois assumée et mélangée avec un peu de « malignité ». J’ai publié plusieurs livres, aux Editions du Seuil. Je vis à Paris depuis presque 14 ans. Aujourd’hui, ce qui compte pour moi ce n’est pas de devenir un intellectuel mais de trouver le moyen d’avoir un vrai lien avec cette ville qui autorise et piétine, donne et pousse vers l’abîme. Faire quelque chose, malgré les obstacles objectifs et subjectifs…
Mais votre premier rêve était de vous exprimer avec des images...
Depuis mon plus jeune âge, mon obsession majeure était de réaliser des films. Devenir réalisateur. Ce mot me fascinait tellement, tellement… J’ai découvert le cinéma à la télévision marocaine dans les années 80, au milieu de ma famille. Ce que j’aimais passionnément à cette époque, c’était les films égyptiens. Ils disaient, avec courage et souvent avec transgression, une réalité que je n’étais pas le seul à très bien connaître. Ce sont d’abord ces images arabes qui ont fait naître ce désir : devenir réalisateur pour transformer la réalité autour de moi. J’ai alors programmé ma vie pour cela. J’avais 13 ans quand j’ai pris très sérieusement cette décision. Il m’a fallu beaucoup de temps pour arriver à concrétiser ce projet. Le cinéma indien, très populaire au Maroc, a aussi joué un rôle important dans mon éducation cinématographique. C’était bien avant de découvrir les chefs-d’œuvre de Satyajit Ray, que je considère comme un maître spirituel.
Pourquoi avez-vous choisi de réaliser comme premier film une adaptation de votre roman éponyme L’armée du salut ?
Je n’ai pas choisi. C’est un producteur qui a contacté mon éditeur. Il a voulu que ce soit moi et personne d’autre qui réalise ce film. Ce producteur a pensé que mon livre pouvait donner matière à un bon film.
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Et vous avez accepté d’emblée ?
Pas vraiment. J’ai longtemps hésité. Je ne savais pas comment adapter un livre, mon propre livre. Et un jour j’ai compris que je n’étais pas du tout obligé de rester fidèle au roman. Je pouvais le trahir sans culpabilité. Et, très heureux, c’est ce que j’ai fait. J’ai commencé alors à écrire un scénario à partir de ce qui restait dans ma tête de l’histoire de ce livre. Surtout, j’ai cherché des images à filmer, à fabriquer, pour dire le héros de ce film et le monde où il vit. Je voulais penser avec des images et non pas avec des mots. Je ne me suis vraiment lancé dans cette aventure que lorsque j’ai eu l’impression d’avoir trouvé les images justes, vraies, à filmer.
Vous aviez déjà fait quelques tentatives de réalisation avant ce premier long-métrage…
J’ai réalisé en 2008 un court-métrage de 12 minutes, La tombe de Jean Genet, qui se situe à Larache, près de Tanger. J’ai écrit plusieurs scénarios de courts-métrages. En 2007, durant six mois avec Louis Gardel, nous avons écrit le scénario de « La Senora », d’après le roman de Catherine Clément. Le projet devait être réalisé par Benoît Jacquot et Isabelle Huppert devait interpréter le rôle principal. Mais cela n’a pas abouti. Mais, vous savez, la vraie préparation ce sont les films que je ne cesse de voir et de revoir et de revoir. Plus exactement : comment j’arrive à établir un lien entre les images des autres et les celles que je produis tous les jours dans ma tête. D’une manière naïve et très sérieuse.
Un des thèmes principaux du film est l’homosexualité… Comment s’est déroulé le tournage du film au Maroc ?
Ce film, comme le roman, est d’inspiration autobiographique. Il ne pouvait pas être tourné ailleurs qu’au Maroc. J’ai été toujours clair aussi bien avec les autorités marocaines qu’avec les participants du film. J’ai donné à tout le monde le scénario détaillé, sans rien cacher. Nous avons tourné dans un quartier populaire de Casablanca, puis à El Jadida et Azemmour. Les techniciens marocains ont totalement adhéré au film. A aucun moment, ils ne me font sentir que, parce que j’étais homosexuel, je n’étais pas un des leurs. Au contraire. J’ai pris tout le temps nécessaire pour expliquer au jeune Saïd Mrini, qui joue Abdellah à l’âge de 15 ans, ce que j’attendais de lui. Le faire entrer dans le film petit à petit. Il a été tout à fait remarquable. Ses parents avaient également lu le scénario et donné leur autorisation. De plus, c’est son propre frère qui joue son frère Mustapha dans le film. Tout a été fait en totale transparence et en connaissance de cause. Et j’ai eu une chance inouïe : le grand acteur Amine Ennaji, qui est une véritable star au Maroc, a accepté de jouer le rôle du frère aîné, Slimane… Les difficultés sont venues d’une certaine presse arabophone qui demandait sans cesse qu’on arrête le tournage et qui, volontairement, faisait l’amalgame entre homosexualité et pédophilie. Et, juste un mois avant qu’on commence, des étudiants islamistes de l’Université d’El-Jadida ont empêché un professeur belge de donner une conférence autour de mes livres. Or, la première semaine du tournage devait justement avoir lieu à El-Jadida… Voilà… A part ça, le cinéma est aussi un art de la guerre…
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Quels ont été vos choix de départ pour réaliser ce film ?
Je voulais que tout dans le film soit juste et vrai. Il fallait pour cela trouver le bon rythme et surtout la bonne distance. Eviter les clichés, montrer l’opacité qui imprègne tous les niveaux de la réalité quotidienne du Maroc et qui oblige les individus à se comporter en permanence d’une manière très ambiguë : voilà le vrai projet de ce film. Que l’on soit à l’intérieur de la famille, dans les rues, ou ailleurs, ce sentiment et cette politique de duplicité assez sophistiquée sont inévitables… Pour moi, les mots sont très souvent inutiles, il fallait donc que cette réalité complexe soit dans l’image, exprimée par les images. De même, je me suis éloigné de toute explication psychologisante. Tout est dans le sous-entendu, le non-dit.
Comment avez-vous construit le personnage principal d’Abdellah ? Est-il proche de vous ?
Pour réaliser ce film il a fallu que je trouve le moyen d’objectiver cette histoire d’inspiration autobiographique. Qu’elle ne soit pas uniquement la mienne. Le « Abdellah » du film est un adolescent homosexuel qui essaie de se débrouiller comme il peut dans la réalité très opaque de son monde, dans un quartier populaire de Casablanca. Il n’a pas d’autres choix que de résister seul pour sauver sa peau. Le film le met au milieu d’enjeux qui ne concernent pas que lui. Je n’ai pas voulu faire de lui un personnage pur, un innocent, une victime. Lui aussi est par nécessité dans les stratégies et la malignité. Il ne ressent aucune culpabilité quand il fait du mal, quand il trahit. Plus on avance dans le film, plus on a des questionnements sur la personnalité et les motivations d’Abdellah. Il est assez insaisissable. Et cela dépasse la question de son homosexualité. Il est dur et, paradoxalement, très attaché à ce monde qui l’a fait souvent souffrir, qui a voulu faire de lui un objet sexuel à la disposition des hommes sexuellement frustrés de son quartier… Le film ne tranche pas. L’ambivalence et le trouble sont partout… Je laisse le spectateur se faire sa propre opinion sur ce héros torturé et sur le monde qui l’entoure.
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Il n’y a d’ailleurs ni bons, ni méchants dans votre film. Et cela est particulièrement clair dans la scène « pivot », celle de la barque…
En effet, je n’ai voulu ni coupables ni victimes. La scène de la barque est une scène capitale. Elle se déroule sur le fleuve Oum Rbii, le plus important du Maroc. Le fleuve évoque pour moi l’idée du danger, de la mort. J’ai vécu moi-même près d’un autre fleuve, le Blou Regreg qui sépare Salé de Rabat, dans lequel plusieurs de mes copains sont morts. Il m’a semblé nécessaire que, dans ce film d’inspiration autobiographique, le fleuve serve de support dramatique à une rupture fondamentale. Dans cette scène, chacun des trois personnages restera à sa place tout en essayant de faire tomber l’autre. Abdellah profite de Jean, le quadragénaire suisse amateur de « jolis Marocains ». Mais ce dernier fait pareil. Et entre les deux, l’homme à la barque ne pense qu’à leur extirper le maximum d’argent. Cette partie du film synthétise assez justement le rapport compliqué à l’autre qui circule dans tout le film, que l’on soit au Maroc ou à Genève. Comment, sans scrupules, utiliser l’autre pour arriver à ses fins…
Comment L’armée du salut a-t-il été accueilli dans les festivals dans lesquels il a été présenté ?
Que ce soit à Venise, Toronto, Rotterdam, Genève, à Angers, ou ailleurs, certains spectateurs adorent le film, d’autres ne l’aiment pas et semblent dérangés par quelque chose, le côté insaisissable peut-être. L’armée du salut a remporté Le Prix Spécial du Jury au festival « Tous écrans » à Genève et le Grand Prix du Jury au festival « Premiers Plans » d’Angers 2014.
Et comment s’est passée sa présentation au Festival du Cinéma marocain, à Tanger en février dernier ?
Il y avait une certaine tension, c’est vrai. On craignait que la projection ne soit troublée par des manifestations d’islamistes et de conservateurs. Finalement, il n’y a rien eu de ce genre… Pendant la projection, les spectateurs marocains ont ri presque d’un bout à l’autre du film. C’étaient des rires de gêne. Ils se voyaient dans les images, ils se retrouvaient dans le film, mais ils ne pouvaient pas le reconnaître. Le lendemain, à la conférence de presse, j’ai parlé en arabe dialectal et à cœur ouvert de la terrible situation des homosexuels au Maroc. Les humiliations et les viols sans que personne ne leur vienne en aide. J’ai essayé d’être le plus sincère possible. C’est quand même révoltant, déshonorant et très triste que l’homosexualité soit toujours considérée comme un crime dans les pays arabes…
Vous considérez-vous comme un artiste engagé, militant ?
Engagé, bien sûr. Et si je peux aider d’une manière encore plus militante la cause de l’homosexualité, je le ferai sans hésiter.
La critique du film : ICI
Propos recueillis le 17 avril 2014
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