Le 6 mai 2014
Pour son premier film, l’écrivain marocain Abdellah Taïa, nous propose une adaptation libre de son roman éponyme et autobiographique L’armée du salut. Un film sincère, courageux et prometteur.
- Réalisateur : Abdellah Taïa
- Acteurs : Saïd Mrini, Karim Ait M’Hand, Amine Ennaji, Frédéric Landenberg
- Genre : Drame, Comédie dramatique, LGBTQIA+
- Nationalité : Français, Suisse, Marocain
- Durée : 1h24mn
- Date de sortie : 7 mai 2014
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Entretien avec le réalisateur : L’armée du salut - Rencontre avec Abdellah Taïa
Pour son premier film, l’écrivain marocain Abdellah Taïa, nous propose une adaptation libre de son roman éponyme et autobiographique L’armée du salut. Un film sincère, courageux et prometteur.
L’argument : Dans un quartier populaire de Casablanca, Abdellah, adolescent homosexuel, essaie de se construire au sein d’une famille nombreuse, entre une mère autoritaire et un frère aîné qu’il aime passionnément.
©Rezofilms
Notre avis : En arrivant en France en 1999 pour poursuivre ses études de littérature française, à l’âge de vingt-cinq ans, Abdellah Taïa, sujet marocain, pense peut-être que son rêve d’enfance d’être « un intellectuel à Paris » est en passe de devenir une réalité... Une réalité qu’il atteint clairement dès 2000 avec la parution de ses premiers écrits, notamment son ouvrage Mon Maroc. D’autres romans suivent, dont L’armée du salut, en 2006. Abdellah Taïa obtient de même le « prix de Flore » en 2010 avec Le Jour du roi. L’écrivain se sert aussi des mots pour un combat valeureux : il est en effet l’un des premiers écrivains marocains, voire arabes à avoir affirmé publiquement son homosexualité, aussi bien dans ses écrits que dans les médias, en France qu’au Maroc.
Pourtant, c’est d’écrire avec des images qu’Abdellah Taïa rêve depuis son plus jeune âge. Sa passion première (son « obsession ») est en effet le cinéma. Adolescent, il s’évade volontiers dans le monde des fictions égyptiennes et indiennes très populaires au Maroc. Aussi, lorsqu’un producteur français lui propose de réaliser un film à partir de son roman éponyme et autobiographique L’armée du salut, un autre de ses rêves devient-il réalité. Pour cette première expérience cinématographique, Abdellah Taïa a souhaité d’emblée oublier son roman de 2006, afin d’« inventer un film ». Son désir est par ailleurs de tourner au Maroc, le pays de sa jeunesse, et où se situe la première partie du film. Il sait que l’entreprise ne sera pas facile, tant il est considéré comme un pestiféré par les conservateurs et les islamistes de son Maroc natal, « pauvre, sensuel et opaque ». Dans ce climat tendu, Abdellah Taïa gagne toutefois une première bataille en obtenant l’autorisation de tournage du Centre national du cinéma marocain. Les séquences du début du film sont donc tournées dans un quartier populaire de Casablanca, à El Jadida et sur le fleuve Oum Rbii. Abdellah Taïa a conservé la structure narrative de son roman, avec ses deux parties centrées sur un personnage, nommé lui aussi Abdellah, que nous voyons vivre à 15 ans, à Casablanca, puis à 25 ans, à Genève.
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L’adolescent vit dans un quartier pauvre de Casablanca, au sein d’une famille modeste, avec son père, sa mère, six sœurs et deux frères. Un cocon familial chaleureux. Le père possède sa chambre, le frère aîné, sorte de deuxième chef de famille, a également la sienne. La mère, les sœurs, son petit frère et lui dorment, eux, dans le salon. Une fidèle représentation de la réalité de la vie familiale intérieure marocaine. La sensualité est omniprésente dans le film et renvoie parfaitement à ce qu’écrit Taïa dans son roman : « La réalité de notre famille a un très fort goût sexuel, c’est comme si nous avions tous été partenaires les uns pour les autres. » Abdellah est différent des autres adolescents du quartier : « Il pleure comme une fille », raillent ses sœurs ; la mère l’associe aux travaux domestiques et courses, réservées aux filles… Les tensions entre un père, un peu ailleurs, et une mère très présente, autoritaire et quelque peu sorcière, sont bien mises en lumière. Mais Abdellah est un solitaire, au regard insondable, qui a une passion débordante pour son frère aîné, Slimane. « Tu étais encore dans sa chambre ! », lui reproche sa mère. Abdellah en fait ne respire que par son frère en allant sentir notamment son odeur dans son lit et ses sous-vêtements. Cette passion l’éveille à sa propre sexualité. Et certains hommes du quartier ne s’y trompent pas… Aussi est-il la proie (plus ou moins consentante) de relations sexuelles pratiquées à la sauvette – aussi bien avec un homme rustre qui le sodomise dans un chantier qu’avec un vendeur de fruits lui offrant une pastèque pour le remercier de ses faveurs… Une réalité crue, auréolée par un certain mystère d’Abdellah, passée sous silence par sa famille et par le quartier. Tout le monde se tait au nom de la pudeur, de l’interdit. Bref de l’hypocrisie.
Tout bascule pour Abdellah, quand Slimane l’emmène à Tanger pour quelques jours de vacances entre hommes avec son petit frère Mustapha. La complicité entre Slimane et Abdellah est à son maximum – lorsque Slimane rencontre une serveuse de bar avec laquelle il part vivre une aventure. Abdellah se sent abandonné et téléphone à sa mère pour la supplier de « jeter un sort » car « Slimane est à nous »…
Dans la deuxième partie du film, nous retrouvons Abdellah à l’âge de 25 ans, toujours au Maroc. Il a rencontré Jean, un universitaire suisse d’une quarantaine d’années. Rencontre classique, comme dit Taïa, dans ce « pays-bordel » où des hommes occidentaux riches et mûrs viennent « se faire de jolis Marocains ». Scène forte et majeure du film : celle où se retrouvent sur une barque, au milieu d’un fleuve, Abdellah, Jean et le conducteur de la barque. Devant le chantage exercé par l’homme à la barque, qui fait monter les prix, les masques tombent. En voulant profiter les uns des autres, tout le monde est amené à sortir d’un silence lourd et violent.
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Aussi, pour Abdellah, pas d’autre issue que de fuir le Maroc. Il se retrouve ainsi à Genève avec une bourse d’études universitaires, après avoir rompu avec Jean quelques mois auparavant. Se retrouvant finalement seul dans les rues genevoises, il n’a pas d’autres recours que de demander refuge à… l’armée du salut. Non sans avoir revu fortuitement Jean qui le traite de « petite pute » et d’« arriviste ». Et Abdellah de lui déclarer : « Je veux être libre du Maroc et libre de toi. » Abdellah, endurci par beaucoup de souffrances et de turpitudes, prend conscience, lors d’une très belle scène finale, que ce n’est finalement pas si simple d’être libre en Europe. Ce Maroc qu’il a fui le lui rappelle d’ailleurs bien insidieusement et douloureusement…
Ce premier film d’Abdellah Taïa est un film audacieux qui a, entre autres, le mérite de poser la question des libertés individuelles au Maroc et notamment : « Y a-t-il une place pour les homosexuels au Maroc et, plus largement, en terre d’islam ? » En cela, L’armée du salut est un film militant même s’il ne se considère pas comme tel. Cette chronique d’un adolescent marocain à la découverte de son homosexualité est réalisée avec sobriété, sans pathos, sans complaisances, avec une distribution réunissant des acteurs impeccables. Totalement dénué de misérabilisme et de moralisme, le film ne rentre dans aucune entreprise de victimisation ni de culpabilisation. Les dialogues réduits à leur plus simple expression ainsi que le non-dit des situations mettent en lumière le « silence roi » et la violence de la société marocaine. L’amée du salut tente de plus de révéler, nous dit Abdellah Taïa, « la sophistication de l’hypocrisie sociale ».
L’armée du salut a déjà été projeté avec succès dans de nombreux festivals internationaux : Genève, Toronto, Venise, Angers et… Tanger. Le film a ainsi reçu un prix à Genève et le Grand Prix du festival "Premiers Plans" à Angers. Il est par ailleurs sorti dans de nombreuses villes de par le monde : São Paulo, New York, Istanbul… Sera-t-il, après son passage au festival de Tanger en février dernier, projeté dans les salles marocaines ? En tous cas, espérons que cette aventure cinématographique ne fait que commencer pour Abdellah Taïa. Afin que son talent et son combat passent également par les images après s’être si bien exprimés par les mots.
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