Le 13 novembre 2024
Karin Boye déroule ses angoisses et déploie son talent narratif dans un texte qui résonne de plus en plus fort à notre époque.


- Auteur : Karin Boye
- Collection : folio SF
- Editeur : Gallimard
- Genre : Science-fiction
- Nationalité : Suède
- Traducteur : Léo Dhayer
- Titre original : Kallocain (suédois)
- Date de sortie : 6 juin 2024
- Plus d'informations : Site de l’éditeur

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Résumé : Léo Kall, chimiste pour l’Etat mondial, met au point un sérum de vérité auquel il donne son nom : la kallocaïne. Quiconque y est soumis avoue jusqu’à ses secrets les mieux gardés, aussi la police ne tarde pas à montrer son vif intérêt.
Première parution : 1940
Critique : Dans la longue liste des dystopies notables de l’histoire de la littérature du siècle passé, le grand public retient les immenses classiques que sont Le Meilleur des mondes, où la sélection génétique fait des ravages, ainsi que 1984, où l’État impose une dictature si stricte qu’elle invente un Ministère pour réécrire l’Histoire. À la faveur d’une récente réédition, il portera peut-être son attention sur le roman d’une autrice suédoise, à la vie étonnante et tragique : Karin Boye. Comme Nous, le livre de Zamiatine, Kallocaïne évolue en terres dictatoriales, ici novatrices pour le genre, réservant bien des surprises.
La narration harponne son lecteur à la faveur d’un concept de science-fiction attrayant, de ceux qui ouvrent grand le champ des possibles : et si un inventeur, persuadé de rendre service à l’État, engendrait le fantasme ultime de toute dictature ? Et si l’État découvrait ce qui se trame dans nos pensées ?
La perspective hérisse quelques poils, d’autant que Karin Boye ne fait rien pour nous rassurer. En prenant le temps d’installer des personnages dont la psychologie est particulièrement travaillée -c’est sa marque de fabrique- l’autrice démontre qu’il est impossible de laisser à l’État un pouvoir, d’espérer qu’il ne s’en servira pas. Dans un contexte idéologique particulier, une arme telle qu’un sérum de vérité peut volontiers servir...
Si elle demeure prévisible, la trajectoire de Léo, dont on suit le flux de pensée, alerte à ce sujet : un jour arrive où le citoyen, pour son bien, livre à l’État ses propres chaînes. Le revirement narratif qui intervient lors de la présentation de la kallocaïne au Ministère nous le monte.
L’impression de la surveillance de tous par tous et le soupçon généralisé sont superbement restitués dans les précautions prises par le narrateur à chaque rencontre. Toutes les attitudes d’autrui sont soumises à un examen hyper attentif, un réflexe inquisiteur malsain et diablement bien décrit. L’examen de la conscience du narrateur trouve son point culminant dans le rapport que ce dernier entretient avec Linda, sa femme. Si le traitement de cette dernière, assez absente, peut décevoir, ce que révèlent les sentiments complexes qui la lient à Léo est une des clés du roman : et si Léo l’aimait pour ce qu’elle est ? La question peut paraître saugrenue, mais dévoile la logique suprême de l’État Mondial. Léo aime celui-ci et donc sa femme, pour suivre la norme, pour procréer. Mais que se passerait-il si Léo aimait Linda en laissant s’épanouir des sentiments, tels que nous les imaginons ? Léo est le premier mari à s’inquiéter d’aimer sa femme et cet habile retournement des codes usuels de la narration permet à l’autrice de tout faire comprendre au lecteur : la politique de l’État, les doutes de son personnage principal.
In fine, cette société ne protège pas en soi, elle protège des autres, usant de techniques que Philip K. Dick n’aurait pas reniées dans Minority report : Léo souhaite même prévenir les comportements déviants en sondant les esprits. Et si son chef refuse, c’est plus pour des raisons logistiques que morales. Mais Boye laisse entrevoir l’impasse que la surveillance de tous entraîne, car celle-ci alimente autant la peur qu’elle sécurise.
Le style de Kallocaïne n’est pas toujours d’une immense finesse, l’histoire souffrant de revirements de situations qui lèveront quelques sourcils de circonspection (comment le chef de la police peut-il culminer à un tel niveau d’informations ?). Qu’importe : le fond du récit emporte l’adhésion, trace un chemin vers, croit-on, une liberté retrouvée. Toutefois, Boye promène son lectorat entre grand espoir et intolérable cruauté. Les dernières lignes de son roman, aussi intenses que surprenantes, laissent une empreinte durable à qui les reçoit.
288 pages - 108 x 178 mm
Traduit (suédois) par Leo Dhayer
Collection Folio SF - no752