Le 13 février 2025

- Réalisateur : Séverine Matthieu
- Plus d'informations : Mail de contact de la réalisatrice
Auteure du très beau Habités sorti en 2022, la documentariste et cinéaste de talent Séverine Mathieu nous a accordé une interview afin de nous présenter un nouveau projet très original. Elle est à la recherche de témoignages pour son prochain documentaire.
Séverine Mathieu filme depuis toujours des personnes en marge et dans la société, qui fabriquent le cœur même de la spécificité du monde. Elle est à la recherche de témoignages pour son prochain long-métrage qui traitera de parcours de vie de personnes dans des sexualités joyeuses et multiples.
Vous travaillez aujourd’hui à un nouveau projet depuis votre dernière œuvre Habités, pouvez-vous nous en dire quelque chose ?
Je prépare un film sur le désir sexuel quand il nous mène là où on n’a pas prévu d’aller et qu’il nous fait faire un pas de côté. Plus exactement quand on est dans une vie hétérosexuelle et que soudain une rencontre nous fait basculer dans une histoire homosexuelle. Ou inversement quand on est dans une vie homosexuelle et que l’on vit une histoire hétérosexuelle. C’est le bouleversement entraîné par cette bifurcation qui m’intéresse.
J’emploie volontairement le mot « histoire » et non pas « orientation » car je crois que notre vie sexuelle, en tout cas la mienne, est davantage guidée par des rencontres que par quelque chose qui serait mon identité préalable. En tout cas j’ai envie d’explorer l’identité sexuelle à travers les rapports —de désir et de force — entre deux personnes.
La mise en scène va utiliser l’hybridité entre fiction et documentaire. C’est un procédé que j’ai déjà utilisé dans mes précédents films, L’écume des mères (2008) et Seconde ville (2013). Ici, elle offrira la possibilité de reconstituer des portions de récits, de masquer un peu l’identité des personnes filmées, de préserver leur intimité. En tout cas de donner aux personnes filmées la possibilité de dire « ce n’est pas vraiment moi », de jouer avec la vérité et même de découvrir d’autres vérités de soi, que l’on n’avait pas pensées jusque là. Participer à un film en tant que protagoniste permet parfois de se découvrir.
Sur un sujet comme celui-ci, la fiction pourra nous donner beaucoup de liberté pour mettre en scène les détails d’une relation, les corps, les discussions très intimes.
Le mélange entre fiction et documentaire produit des zones d’ambigüité, des scènes dont on ne sait pas si elles sont vraies ou fausses, voire des personnages dont on ne sait pas s’ils sont vrais ou faux. Et dans ce film-ci, qui va jouer avec le masculin, le féminin et peut-être avec des zones encore plus floues où le féminin et le masculin se mélangent, la fiction nous aidera à ouvrir des séquences où par exemple une personne pourra être à la fois une femme et un homme.
- Copyright Giannelis Filippos
En quelque sorte, ce documentaire va à la rencontre de personnes libérées du poids des normes en matière de sexualité ? Comment comptez-vous les rencontrer ?
C’est un film qui va partir des récits que les gens, vos lectrices et lecteurs par exemple, vont bien vouloir me raconter, les histoires d’amour et de désir qu’ils et elles portent en eux.
Je cherche à rencontrer des personnes qui veulent bien partager avec moi les récits de leurs histoires d’amour et de désir les ayant fait changer (momentanément ou durablement) de sexualité. Cela ne les engage pas à apparaître dans le film ; pour l’instant, j’en suis à la collecte de récits qui doivent me nourrir et me faire comprendre les enjeux émotionnels de cette période. Mais j’espère que parmi ces témoignages, certaines personnes voudront bien continuer l’aventure et devenir les protagonistes du film.
Cette collecte se fait grâce à votre magazine en ligne, grâce à d’autres journaux, nationaux, régionaux, qui se diffusent soit sur papier, soit en ligne. Je suis au début du projet donc je veux ouvrir, géographiquement, sociologiquement, à toute génération, notamment aux jeunes qui parfois passent facilement d’une sexualité à une autre. Ceci est donc un appel à témoignages qui s’ajouteront à d’autres ressources parues récemment comme par exemple l’enquête « Contexte des sexualités en France » réalisée par l’Inserm et Santé publique France ou le dernier rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
J’imagine que vous partez sur un travail de longue haleine, de mise en confiance avec des personnes qui ne vont pas évoquer directement leurs pratiques sexuelles devant une caméra. Comment le réalisateur parvient-il à faire oublier la caméra ?
Je ne crois pas que je la fais oublier, je crois au contraire que je la rends très visible, au sens que je parle beaucoup de mise en scène et que j’attends ce moment où les personnes filmées commencent à utiliser la mise en scène et à jouer avec la caméra, c’est-à-dire ce moment où elles comprennent les enjeux d’une image, l’image qu’elles veulent donner d’elles-mêmes, la façon dont elles veulent et ne veulent pas être filmées. Je m’efforce de les associer au processus de création, je leur montre des scènes en cours de route, et parfois en public pour qu’elles mesurent ce que montrer veut dire. Et quand elles savent jouer avec la caméra, alors cela se passe à plusieurs, presque à égalité : elles, moi et la caméra. Évidemment, derrière la caméra il y a aussi une équipe.
La confiance, c’est une histoire de temps. Le temps que le ou la protagoniste sente qu’en échange de ce qu’il ou elle livre, quelque chose fait retour, il ou elle trouve des bénéfices à son don. Un contre-don qui lui est apporté par le processus de création. Par exemple, il y a un moment où participer à un film vous apporte quelque chose : vous vous connaissez mieux, vous découvrez quelque chose, vous réparez quelque chose, soudain le fait de tenir le récit de vous-même dans un film vous contient, vous ramasse. Tout cela est le bénéfice d’un film et peut être précieux. Bref c’est un échange.
- Noémie Merlant dans Portrait d’une jeune fille en feu © 2019 Lilies Films, Pyramide Distribution. Tous droits réservés.
Le documentaire devient, à notre sens, une entrée du septième art grâce à des distributeurs comme Les Alchimistes ou A Vif Cinémas / DHR, permettant aux spectateurs de réécrire le réel dans une langue magnifiée. Quels réalisateurs comptent dans votre travail de cinéaste ? Et de fait comment définiriez-vous dans les grandes lignes, l’art du documentaire ?
Je vais citer des films plus que des cinéastes qui pourraient être des références pour ce nouveau projet. Par exemple Les filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania qui raconte comment Olfa, Tunisienne, a vu ses deux filles aînées devenir intégristes. Le film reconstitue les étapes de cet enrôlement en mettant en scène Olfa et ses deux plus jeunes filles et demande à trois comédiennes d’incarner les deux sœurs aînées, et la mère elle-même pour les scènes trop difficiles émotionnellement. Ce mélange des genres, fiction et documentaire, me plaît beaucoup et je l’avais utilisé dans l’un de mes précédents films, L’écume des mères, en 2008, car il permet de reconstituer des évènements passés, ce qui est précieux quand on veut raconter le développement d’un processus, comme celui d’une histoire d’amour par exemple.
Le travail d’Alain Guiraudie compte beaucoup aussi car il explore les dimensions inavouables du désir, ses origines secrètes et à peine conscientes pour les personnages eux-mêmes. Et aussi car il travaille le désir comme révélateur du personnage, comme ce qui le définit narrativement. Si bien qu’il fait du désir à la fois un sujet, un ressort dramaturgique et une manière de filmer.
Je pense qu’il y a plusieurs façons de définir le documentaire. Pour ma part, je dirais que mes films s’appuient beaucoup sur les protagonistes, ils racontent une rencontre. Souvent j’associe les personnes filmées au processus de création. Le travail fait la part belle à la mise en scène, même si elle n’est pas très visible au final, c’est-à-dire que je ne filme pas le réel tel qu’il surgit : je fais surgir ce que je recherche, je le provoque, je le mets en scène, en me laissant guider à la fois par mes émotions personnelles et par ce qui se dégage de la personne filmée. Je crois que le cinéma documentaire se situe toujours un peu au carrefour entre ce que l’on comprend de la réalité et ce que, subjectivement, je veux y voir.
Mail de contact de la réalisatrice : noshistoiresdamour25@gmail.com
Propos recueillis par Laurent Cambon