Le 22 août 2023
- Réalisateur : Azra Deniz Okyay
- Distributeur : La Vingt-Cinquième Heure
La cinéaste Azra Deniz Okyay nous raconte la genèse et les conditions de tournages pour le moins mouvementées de son film.
AVoir-ALire : D’où vous est venue l’idée des Fantômes d’Istanbul ?
Azra Deniz Okyay : Mes parents sont architectes ; mon père était activiste, urbaniste et membre de la Chambre locale des architectes. Depuis toujours, j’ai vu comment il se battait pour entretenir et préserver les bâtiments et les lieux culturels. Depuis vingt ans, on construit en Turquie d’affreux immeubles sous couvert d’une « Nouvelle Turquie ». On peut aisément faire le parallèle entre cette évolution et l’état de la démocratie, qui est ici progressivement abolie. Cette destruction des bâtiments est agressive, violente et sans espoir de retour. Je suis donc partie de cette analyse, de cette structure, pour faire de la ville l’un des personnages et pour m’en servir comme d’une métaphore, de ce que les gens vivent si l’on ne protège pas la ville.
La population turque vit des chocs au quotidien depuis au moins une décennie. Je suis repartie de la thèse de Naomi Klein sur la « stratégie du choc » : quand les chocs se succèdent, vous ne vous souvenez plus du premier. L’idée de la coupure d’électricité est en lien avec cela : les gens s’en sortent et finissent par oublier qu’ils sont dans le noir. C’est de cette première idée forte que je suis partie pour construire les personnages.
AVoir-ALire : Le scénario suit les trajectoires de différents personnages au cours d’une même journée. Comment s’est passé le processus d’écriture, la façon de faire interagir les personnages ?
Azra Deniz Okyay : Pour le premier personnage, celui de la jeune fille qui danse [interprétée par Dilayda Günes, NDLR], j’avais déjà réalisé un documentaire en 2015 sur deux jeunes danseuses à Istanbul. Elles n’avaient pas d’endroit pour danser, et se faisaient traiter de tous les noms lorsqu’elles dansaient dans la rue. Il s’agit d’un instant dans la vie d’une jeune femme qui n’a pas forcément le droit d’exister comme elle le veut. De ce point de vue, l’idée de la danse fonctionnait bien. L’histoire voit aussi un des personnages féminins devenir dealeuse de drogue presque malgré elle. Je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de femmes, de mères, qui pouvaient par un concours de circonstances se retrouver à transporter de la drogue.
Je voyais réellement ce film comme un bâtiment : chaque personnage est un mur ; si un mur tombe, tout s’écroule. C’est l’effet domino. Quand je crée une œuvre, elle est comme une forme, elle a une architecture propre, tout y est lié.
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AVoir-ALire : Il s’agit de votre premier long-métrage, après plusieurs courts. Le pas a-t-il été difficile à sauter ?
Azra Deniz Okyay : Faire un long-métrage, c’est un triathlon ! Il faut s’être entraîné dans beaucoup de disciplines pour réaliser un bon film. J’ai suivi des cours, j’ai réalisé des documentaires, j’ai pratiqué l’art visuel – un réel laboratoire pour moi –, j’ai travaillé sur des courts-métrages.
Nous avons tourné sur cinq ans, ce qui n’est pas toujours aisé, d’autant plus que j’avais eu du mal à trouver des financements. Parce qu’il s’agissait de mon premier long-métrage, mais également parce que j’étais blacklistée pour avoir signée une pétition ; plusieurs interférences politiques m’ont ralentie. Nous avons donc dû commencer à tourner avec un budget de 10 % de ce qui était envisagé au départ avec mes productrices françaises : 70 000 dollars au lieu de 700 000. La préproduction et la production ont été montées avec 70 000 dollars, ce qui est normalement impossible. (rires) On en revient à cette idée de triathlon : puisque je m’étais entraînée pour un triathlon, je pouvais anticiper les problèmes sur le tournage.
AVoir-ALire : Comment avez-vous trouvé le reste du financement ?
Azra Deniz Okyay : À l’origine, ça devait se faire avec une société de production française mais ça n’a pas abouti. C’est ensuite que j’ai rencontré Dilek Aydin, une jeune productrice turque. Nous avons tourné le film, mais nous ne pouvions pas le finir, nous avions beaucoup de dettes… Pendant le montage, nous l’avons posté sur une plateforme hébergeant des « work in progress ». C’est comme cela que l’équipe de la Mostra de Venise a pu le voir, et ils ont été tout de suite intéressés. À la suite de cela, nous avons pu bénéficier de l’aide à la post-production du CNC français et terminer. Le début n’en a pas moins été douloureux.
AVoir-ALire : Vous disiez avoir été blacklistée pour vos opinions politiques. À l’heure actuelle, en Turquie, est-il compliqué de faire du cinéma sans subir des ingérences politique ?
Azra Deniz Okyay : Je n’ai pas été victime de censure mais il est clair que le film aborde des sujets qui peuvent déranger en Turquie, comme la féminité ou les LGBT. Mais ça ne me fait pas peur pour autant.
Il faut parfois contourner certains interdits, mais le faire sans se cacher ; si on se tait, la situation n’évoluera pas. L’art peut être une façon de se protéger de cela : si je n’avais pas fait ce film, je serais devenue folle. Beaucoup de gens ressentent ce qu’on montre ici, ils pressentent que la situation est explosive. Mon rôle était proche de celui d’une photographe de guerre. Il fallait que je photographie ce que je voyais, sans le censurer.
La sélection à Venise [en Semaine internationale de la critique, NDLR] a simplifié le processus de création, l’avis de mon gouvernement n’avait plus vraiment d’importance. D’autant qu’en Turquie, tout le monde avait envie de voir Les fantômes d’Istanbul, il est devenu comme un manifeste. Je suis devenue la première femme turque primée à Venise, le gouvernement pouvait difficilement élever la voix contre cela.
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AVoir-ALire : Avez-vous tourné dans les quartiers où l’histoire se déroule ? Le tournage a-t-il été compliqué ?
Azra Deniz Okyay : C’est un peu la magie du cinéma : j’ai filmé dans deux ou trois quartiers différents, mais ça ne se voit pas forcément à l’écran ! Dans la scène où la mère de famille fume une cigarette chez elle, il s’agissait d’un quartier qui a été protégé par la municipalité. Il s’agit d’un ghetto comme il n’en existe presque plus à Istanbul, peuplé de Kurdes alévis. Nous avions les autorisations pour tourner dans ce quartier ; mais, puisque je suis turque, je savais que le tournage pouvait s’arrêter à tout moment. Par exemple, pour couper l’électricité dans une ou deux rues, nous bénéficiions des autorisations pour le faire mais je me suis quand même assuré auprès de mon chef opérateur qu’il disposait d’un plan B pour couper l’électricité. Même si on devait pour cela couper des câbles ou jeter des cailloux ! Et c’est ce qui est arrivé, nous avons eu recours au plan C : on n’a pas jeté de cailloux mais on a dû couper les câbles car la municipalité était en grève.
Pour la scène où l’on devait brûler quelques poubelles, alors que nous allions tourner la première prise, les chefs de la police et du contre-terrorisme de la ville sont venus sur le tournage. Mon assistant est arrivé en me disant que les policiers étaient là, avec trente kalachnikovs et cinq tanks de combat… Je leur ai dit qu’on tournait un film, qu’on disposait de toutes les autorisations. Il m’a dit : « T’es qui ? », il a dû me le répéter cinq ou six fois. Je lui ai dit que j’étais réalisatrice, j’aurais aussi bien pu lui dire que j’étais astronaute ; il ne comprenait pas qu’une femme puisse être cinéaste. Il m’a dit qu’ils avaient eu peur, qu’ils pensaient qu’il s’agissait d’une émeute. Finalement, on n’a pu faire qu’une seule prise alors qu’on devait avoir trois heures au départ, et il s’agissait d’un plan-séquence… Ça a été très difficile.
AVoir-ALire : Quel accueil a été réservé au film lors de sa sortie en Turquie ?
Azra Deniz Okyay : J’ai eu la chance d’être primée au festival d’Antalya, le plus grand festival de cinéma en Turquie, où j’ai reçu les prix du meilleur film et de la meilleure réalisatrice turcs, en plus de trois autres prix. Évidemment, je ne m’y attendais pas, mais j’ai également pris conscience qu’il y avait là-bas aussi un conservatisme assez important. On nous faisait sentir qu’on n’était pas forcément les bienvenus… Je n’avais pas forcément le bagage pour affronter tout cela à l’époque, et ça vous endurcit très vite.
Le film a été aussi très commenté par les journaux, car il montre une facette de la Turquie que l’on voit généralement assez peu. Quand il a été retenu pour Venise, on m’a fait la remarque qu’on voyait souvent les mêmes têtes dans le cinéma turc depuis dix ans, et qu’avec mon film, je montrais une jeunesse dont on entend très peu parler. Pour ceux qui ne veulent pas qu’on existe, aussi bien à gauche qu’à droite, le simple fait de montrer « ma » Turquie loin des cadres imposés était déjà une provocation.
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