« Le cœur du film est l’état du monde » Leïla Kilani
Le 24 avril 2024
Leïla Kilani, par cette œuvre magistrale, nous raconte autant qu’elle nous console, dans une double dynamique de terreur et de libération. À nous de l’accueillir avec joie.
- Réalisateur : Leïla Kilani
- Acteurs : Ifham Mathet, Mustafa Shimdat, Bahia Bootia El Oumami, Ikram Layachi, Jaafar Brigui
- Genre : Drame, Thriller
- Nationalité : Français, Marocain
- Distributeur : DKB Productions
- Durée : 2h07mn
- Date de sortie : 24 avril 2024
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Résumé : Dans les collines de Tanger, au centre de la forêt, se dresse La Mansouria. Lina y vit avec son père Anis et sa grand-mère Amina. Le père et la fille ont une passion : les oiseaux. Amina pousse sa famille à accepter une offre immobilière qui les rendra tous milliardaires. Lina, Shéhérazade 2.0 ultra connectée, regarde sa famille se déchirer… Et soudain, un premier feu part des collines. Une pluie d’oiseaux s’abat sur la forêt… La révolution du territoire est en marche.
LIRE NOTRE INTERVIEW DE LEÏLA KILANI
Critique : Enfin sort sur les écrans le second film de la si talentueuse cinéaste marocaine Leïla Kilani !
Son premier long métrage de fiction, Sur la planche, présenté à la Quinzaine des Cinéastes à Cannes en 2011, avait impressionné par sa fureur de vivre au féminin, où des travailleuses du port de Tanger tentaient de survivre dans un Maroc postmoderne. Pour son retour au cinéma après plus de dix ans d’absence, Leïla Kilani signe un film implacable, d’une réjouissante inventivité, sur les ressorts du pouvoir matriarcal. C’est aussi une limpide et féroce critique du système chérifien au Maroc, mais également un immense cri de colère face aux puissances de destruction à l’œuvre.
Durant trois jours, une famille se déchire sous le regard implacable de la cinéaste qui porte à son acmé ce spectacle de la cruauté. Elle nous plonge dans les entrailles de la bourgeoisie qui, sur fond de succession, se divise.
De quelle indivision s’agit-il exactement ? La maison et ses terres, certes. Mais ce serait être bien crédule de croire que Leïla Kilani nous raconte seulement une histoire d’héritage. Le titre du film, comme l’affiche d’ailleurs, va bien au-delà. Il s’agit d’un récit de la cosmogonie, où rien ne doit se diviser au risque de la destruction totale. C’est à l’image de ce film flamboyant, foutraque, hypnotisant, déchirant, où le vertige des sens, et surtout des voix, de quelque nature qu’elles soient, l’emporte et nous emporte.
Au cœur de ce récit familial, deux matrices s’affrontent, la mère nature et Amina (Bahia Boutia El Oumani), mère et grand-mère séductrice, manipulatrice, figure tutélaire, telle Agrippine la Jeune, mère castratrice de Néron. Toute histoire de famille relève de la tragédie grecque, ces récits originels où les Atrides s’entredévoraient pour la jouissance du pouvoir. Jusqu’au jour où quelqu’un osa rompre ce cycle infernal de la dévoration. Ici, au cœur de la Mansouria, dans le clan Bechtani, c’est un père à l’amour infini pour sa fille Lina, qui tranchera net cette indivision, au nom justement de l’amour.
Sa fille ne parle pas, ou alors différemment du commun des mortels obsédés par la normalité et la rationalité. Or, au nom de cette raison rationnelle (familiale, sociale, économique) la déraison l’emporte dans ce petit monde agité par leurs propres fureurs. Que peut ce monde si reconnaissable, tellement mondialisé, si ce n’est continuer son travail vorace d’appropriation de tous et de tout ? L’ampleur du récit - raconter l’état du monde, trouve son écho et sa vibrante résonance dans l’incroyable aisance que la cinéaste a mise en œuvre par la chorégraphie visuelle, sonore et fictionnelle qui se déploie sous nos yeux. Nombreux sont les films en huis clos qui racontent le monde et ses fracas, du Guépard de Luchino Visconti au Bal d’Ettore Scola, et plus proche de nous Parasite de Bong Joon-ho. Chacun de ces cinéastes, comme Leïla Kilani, a, tout à la fois, inventé et exploré les possibles du cinéma et cloîtré un monde qui ignore qu’il ne peut que se désagréger, au risque aussi d’emporter avec eux l’humanité...
- © 2023 DKB Productions. Tous droits réservés.
Le film s’ouvre sur une voix : elle raconte, observe, analyse, rêve et surtout explore. Il s’agit de Lina (Ifham Mathet), jeune adolescente fragile et puissante dont la vie est dédiée à l’étude des oiseaux et à son journal filmé et diffusé en direct sur le web. « Je suis entourée de coïncidences et d’oiseaux … Est-ce que je suis normale ? Non. Je te parle à toi, l’ami invisible, le follower ». Du haut de ses treize ans, Lina, par ses vidéos, touche 24,7 K d’abonnés sur les réseaux, sous le pseudo de Cicogna nera, la Cigogne noire. Depuis l’arrivée des téléphones mobiles, l’immense majorité des films font de l’illustration avec cette petite caméra/écran, alors même que l’ontologie du cinéma des frères Lumière se réalise à chaque seconde dans le monde, dans ces chambres noires, rectangles plats qui perpétuent le rêve des kino pravda de Dziga Vertov... Trop rares sont les films où les puissances fictionnelles du mobile (et quel mot !!!) sont parties innervantes du cinéma. Et c’est bien de cinéma qu’il s’agit ici, où l’intime tactile se relie au monde, et donc à soi. Le cinéma de Leïla Kilani respire notre état du monde dans un montage qui, si syncopé et morcelé il est, c’est pour épouser au plus près l’intériorité des personnages, comme de nous-même car elle réussit le pari de nous faire sentir et ressentir, par l’image et le son, toutes les possibilités d’existences et d’existants. Le livre d’image de Jean Luc Godard reste un leg immense, la cinéaste est sa digne héritière.
Si le vœu de silence qu’à fait la jeune Lina à la mort de sa mère déconcerte la famille, seul son père Anis (Mustafa Shimdat), veuf inconsolable, et Chinwiya la bonne (Ikram Layachi), l’entendent parfaitement, car l’un et l’autre sont au bord du gouffre. Si l’une est invisible et sur-visibile selon les désirs de cette famille vampirique, elle vit le sort des humiliés de la terre, alors que lui, riche et privilégié, ne désire que sa chute et rentrer dans l’oubli. Il refuse ce que sa mère Amina ne cesse de désirer ardemment, que chaque membre de la famille (ici vingt-deux) vende sa part pour devenir milliardaire. Si les mobiles de cette famille névrosée sont clairs, ceux d’Anis semblent plus complexes, comme si rendre à la terre ce qui lui appartient pourrait soulager sa douleur de veuf, et qui que l’ont soit, même roi ou reine, car in fine tout revient à la terre, dust to dust, ash to ash…Tout se transforme, rien ne se fige, et l’insurrection est au cœur du vivant : tel est aussi ce rappel existentiel que cette intrigante famille aura à vivre jusqu’à l’embrasement. Brûler pour mieux se régénérer, c’est aussi un acte ancien que les femmes et hommes perpétuent pour raviver et fertiliser les sols et les terres.
Dans la lignée de Vincente Minnelli (Les quatre cavaliers de l’apocalypse), Leïla Kilani, par cette œuvre magistrale, nous raconte autant qu’elle nous console, dans une double dynamique de terreur et de libération. À nous de l’accueillir avec joie.
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