Le 22 avril 2024
- Réalisateur : Leïla Kilani
La cinéaste Leïla Kilani évoque le récit hybride de son nouveau long métrage qui sort en salle le 24 février 2024, ainsi que son rapport avec la culture marocaine.
LIRE NOTRE CRITIQUE DE INDIVISION
Située sur les collines de Tanger, l’histoire de Indivision suit une adolescente muette mais ultra connectée aux réseaux sociaux qui regarde sa famille se déchirer sur la vente de la propriété familiale. Soudain, un premier feu part des collines et une pluie d’oiseaux s’abat sur la forêt. La révolution est en marche.
Quelle est l’origine de ce projet ?
Je voulais raconter l’histoire d’une famille qui soit liée à la question de la transformation du territoire de ma ville d’origine, Tanger. Ce lieu a cette particularité d’avoir une géographie très physique, où tout est très incarné. Le paysage industriel change, la ville mue, et cela se ressent physiquement. Cette expansion débridée entraîne parfois des violences chez les habitants. J’ai donc eu envie de parler d’une famille, d’un territoire en guerre, et que tout soit intégré dans un plan d’ensemble où tout le monde coexiste et est en indivision. Le tout dans une unité de lieu simple, une maison, dans une forêt, avec une famille, et une petite fille qui raconte cette histoire comme un conte oriental.
Quel regard souhaitiez-vous porter sur le Maroc contemporain ?
Même si je n’exprime pas de revendications, je m’inscrit néanmoins dans un cinéma militant. En l’occurrence, ce qui me travaille, ce sont les images manquantes. Tout comme le fait de casser les stéréotypes et une certaine représentation globalisante dans lesquels on enferme le Maroc et les pays du Sud. C’est mon geste de cinéaste et je veux proposer des formes qui contestent un peu tout ça.
Et que dire de la famille et du personnage de la jeune adolescente que vous montrez ici ?
Il s’agit d’une famille qui relève plutôt de la mythologie, du conte, très stylisée. Le récit s’inscrit dans le point de vue de cette adolescente mais sans aborder les thématiques classiques liées à cet âge comme la mutation du corps, les premiers émois ou l’hyper sexualisation. Je voulais faire de cette jeune fille une sorte de Shéhérazade 2.0. Après tout, dans ce monde avec une telle prolifération de la narration, qu’est ce que cela veut dire aujourd’hui de proposer encore un film avec une narration linéaire ? C’était jubilatoire d’inventer une figure qui relève de l’écomilitantisme radical et est enfermée à la fois dans son corps et son époque.
- © 2023 DKB Productions. Tous droits réservés.
Votre film aborde également la question de l’héritage de la propriété et de la place des femmes au Maroc…
La question de la propriété devait être abordée sous son aspect le plus ambivalent : la perpétuation du patriarcat. Au Maroc, le matriarcat est complexe. Les vraies gardiennes de l’ordre ont longtemps été les femmes. Elles perpétuaient une forme de conservatisme et de soumission de ce qu’elles appelaient leur royaume. Or ce royaume n’est qu’une coquille vide pour elles qui, juridiquement et économiquement, sont réduites à presque rien.
Vous n’hésitez pas à vous frottez aux codes du film de genre, notamment du thriller.
Le thriller est un des fils de la structure dramaturgique, formelle et esthétique. Cela m’intéressait d’investir une forme d’hybridité induite par la narration. Le récit oriental n’est pas linéaire, il est en boucle. Je voulais un film foisonnant, hybride et qui crée une sensation d’expérience. C’est ça le cinéma. Les spectateurs payent cher et doivent donc vivre une expérience inédite. Soit avec des mastodontes spectaculaires comme Dune 2, soit avec des propositions originales, dans leur forme comme dans leur récit.
Vous avez récemment été primée au Festival du Film Arabe de Fameck, en Lorraine. Que pensez-vous de ce genre de manifestation dédiée à une cinématographie bien précise ?
La question est comment on parvient à jouer sur une singularité culturelle ou identitaire sans être enfermé pour autant dans un ghetto. Si je fais du cinéma, c’est pour contester ce bloc monolithique dans lequel on enferme les représentations des pays du Sud. Mais en même temps, d’une manière ou d’une autre, dans la fabrication et la distribution d’un film, il est difficile d’échapper à cette assignation-là. Indivision a circulé dans de nombreux festivals, dont certains célébraient les nouveaux cinémas. Voilà qui me touche. Ce sont des manifestations qui célèbrent le septième art et ne se revendiquent pas d’une appartenance trop ghettoïsée. Car les ghettos culturels existent bel et bien. Pour autant, je ne pense que du bien du Festival de Fameck, une ville qui s’inscrit dans un maillage social particulier, avec près de 80 % d’habitants issus d’une communauté étrangère. La plupart d’entre eux se rendent rarement dans les salles pour découvrir des œuvres militantes. Ce festival permet d’événementialiser la projection de tels films. Ils y sont alors fortement plébiscités. J’ai été bouleversée par les retours que j’ai reçus de la part des festivaliers. Je me suis dis : c’est ça le cinéma, une armée de l’ombre qui travaille sans relâche pour que des spectateurs a priori éloignés de la culture puissent voir des films qu’ils ne découvriraient pas en salles par eux-mêmes. Je suis infiniment touchée par ces personnes qui luttent pour continuer à faire voir des films différents. Cela me bouleverse d’autant plus que la difficulté n’était pas aussi grande il y a dix ans, lorsque les plateformes n’avaient pas encore atteint un tel essor.
Propos recueillis par Nicolas Colle
Galerie photos
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.