La Belle endormie
Le 5 avril 2016
Objet polymorphe angoissant, cocasse et virtuose, Eva ne dort pas plane parfois haut, très haut jusqu’à friser l’irrationalité. C’est justement tout ce qui en fait le piquant.
- Réalisateur : Pablo Aguero
- Acteurs : Denis Lavant, Gael García Bernal, Daniel Fanego
- Genre : Drame, Historique
- Nationalité : Espagnol, Français, Argentin
- Durée : 1h27mn
- Titre original : Eva no duerme
- Date de sortie : 6 avril 2016
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Année de production : 2015
Objet polymorphe angoissant, cocasse et virtuose, Eva ne dort pas plane parfois haut, très haut jusqu’à friser l’irrationalité. C’est justement tout ce qui en fait le piquant.
L’argument : 1952, Eva Perón vient de mourir à 33 ans. Elle est la figure politique la plus aimée et la plus haïe d’Argentine. On charge un spécialiste de l’embaumer. Des années d’effort, une parfaite réussite. Mais les coups d’état se succèdent et certains dictateurs veulent détruire jusqu’au souvenir d’Evita dans la mémoire populaire. Son corps devient l’enjeu des forces qui s’affrontent pendant 25 ans. Durant ce quart de siècle, Evita aura eu plus de pouvoir que n’importe quelle personnalité de son vivant.
Notre avis : Contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire, Eva ne dort pas n’est pas un film militant. Ni même un métrage historique traditionnel ou une reconstitution quelconque tentant une remise en perspective scrupuleuse des tenants et aboutissants de la mort d’"Evita", qui fit de la femme politique un symbole d’opposition à toutes les dictatures militaires. Non, cette œuvre étrange et laurée d’un parti pris artistique manifeste semble plutôt chercher sa légitimité dans la pureté de ses formes que dans la nature de ses propos. Comme si le plus important ici n’était non pas le sujet, bien qu’abordé avec honnêteté, mais avant tout la manière dont il est mis en image. Scindé en trois chapitres découpés chacun en une série de longs plans séquences fixes et en huis-clos, Eva ne dort pas met en scène différents protagonistes se succédant sur plusieurs décennies au chevet du corps sans vie d’Evita : son embaumeur (Dr Pedro Ara), son transporteur (le lieutenant-colonel Koenig) et un dictateur (Massera). Si tous les personnages croisés au fil du récit ont pour la plupart existé, l’intention du cinéaste Pablo Agüero n’est pas de respecter à la lettre l’affaire de l’héritage d’Eva Perón. Et pour cause : ce douaire et la façon dont chaque parti, groupe politique et autres dictatures, l’ont par la suite instrumentalisé ou interdit est sujet à caution. À tel point que même les plus éminents historiens s’accordent à juger épineux aujourd’hui de tirer, à force des mensonges et censures, un récit objectif du patrimoine d’Evita. Contrecarrant la dimension hagiographique, ou simplement bankable, initiée par bon nombre de produits de l’industrie culturelle à son égard - de la comédie musicale Evita d’Andrew Lloyd Webber et Tim Rice à son adaptation par Alan Parler avec Madonna en 1996 -, Pablo Agüero préfère s’en tenir à l’énigme qu’elle laisse derrière elle, sous un jour très personnel.
Sans doute peut-on déceler chez le réalisateur une certaine fascination, perceptible dans l’érotisation du corps d’Eva, qui pour l’anecdote mourut à l’instar du Christ à 33 ans. Mais par-delà cet aspect biblique et de toute l’allégorie qu’il serait possible de développer en évoquant la résurrection, l’Argentin cherche à en découdre avec le médium cinéma. C’est pourquoi il convoque une rhétorique bien usitée du cinéma fantastique hispanique, qui affectionne tout particulièrement nimber l’histoire d’horreur pour mieux exorciser les démons du passé (Balaguero, Amenabar, de la Iglesia, Cerda, Medina). Bien qu’aucun élément ouvertement surnaturel ne vienne tout à fait égayer le film, toute l’atmosphère, d’une densité rocailleuse stupéfiante, paraît plaider en ce sens. Les plans, parfois entrecoupés de vidéos d’archives - comme pour mieux distinguer la réalité de la fiction à l’œuvre -, donnent à voir des espaces sombres et clos, baignés chaque fois par la présence thaumaturgique d’Evita. L’ambiance suscitée par les éclairages, clair obscur complexe balancé par des lumières chaudes et froides dynamiques, participe brillamment à l’économie du montage et des mouvements de caméra. De même que l’espace sonore, enchevêtrement excentrique empruntant aussi bien à Badalamenti qu’aux Clash. La banalité du mal, les vaines espérances, la faillite des idéaux, l’ascendance politique… Agüero évoque tout cela avec une concision virtuose et sans dépit, via des images d’une grande beauté.
Amusant et percutant à la fois d’assister à cette scène où le dictateur Aramburu et les communistes sur le point de l’exécuter fument compulsivement, se consumant les uns les autres dans l’ombre d’Eva, ubique même dans l’absence. De même, l’on gardera longtemps en mémoire le combat grotesquement superbe entre le lieutenant-colonel Koenig (Denis Lavant, fidèle à lui-même) et le jeune soldat séditieux dans l’habitacle du camion abritant le cadavre d’Eva. Et que dire du dictateur outrecuidant et démoniaque interprété par Gaël Garcia Bernal qui, convaincu d’être le fossoyeur historique d’Eva Perón, s’apprête malgré lui à sceller son immortalité. Eva ne dort pas s’impose au final comme un objet polymorphe et angoissant, cocasse et nébuleux. De ces œuvres ténébreuses planant haut, très haut jusqu’à friser l’irrationalité. C’est justement tout ce qui en fait la saveur.
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