Les entretiens aVoir-aLire
Le 19 août 2011
Fantômes, folklore et cinéma : rencontre avec le cinéaste d’origine chilienne Raoul Ruiz autour de la sortie de son dernier film onirique et envoûtant, La maison Nucingen.
- Réalisateur : Raúl Ruiz
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La filmographie de Raoul Ruiz impose le respect non seulement par sa longueur, mais aussi par sa richesse, sa variété et sa qualité. Et pourtant, c’est toujours le même étonnement du regard cinématographique - que celui-ci passe par la pellicule ou le support vidéo - que le cinéaste cherche à restituer dans ses films, en même temps qu’une exploration fascinante de thématiques et d’histoires universelles. A l’occasion de la sortie de La maison Nucingen, nous avons pu rencontrer le réalisateur à son domicile parisien doté d’une bibliothèque incroyablement fournie, pour une conversation foisonnante, mettant au jour les liens fondamentaux entre art, récit et méditation sur la nature du monde... Et c’est avec d’autant plus d’étonnement et de plaisir qu’on constate la fraîcheur d’un cinéma dont le grand magicien est pétri d’autant d’érudition, mais aussi d’interrogations de toutes sortes, qui méritent le détour et la réflexion.
aVoir-aLire : La maison Nucingen baigne dans une ambiance au croisement de plusieurs références, surnaturelle, gothique... Quelle a été votre inspiration pour l’aspect fantastique de l’œuvre ?
Je voulais rendre hommage aux films de série B. Mais aussi des films comme La Féline, de Jacques Tourneur... Il a fallu tourner vite, avec peu de moyens. Le point de départ le plus important, en fait, a été le folklore. Les histoires folkloriques qu’on retrouve dans le monde entier.
Il y aurait des sortes d’archétypes ?
Je ne crois pas aux archétypes. Je crois que c’est quelque chose de plus complexe ; mais il y a la réalité du folklore. La Bible existe en parallèle bien avant, bien après, mais en parallèle, de sorte qu’elle lui ressemble beaucoup. Tout ça, c’est le folklore [il désigne une immense rangée de livre, en attrape un]. Le folklore dans l’Ancien Testament, de James George Frazer. Il y a des histoires d’Océanie qu’on peut dater d’avant la Bible, c’est difficile de parler d’influences ou de contamination, sinon de quelque chose de plus étrange, des résonances qui n’ont pas forcément à voir avec la notion d’archétype, qui est une simplification. Mais c’est une notion que je respecte beaucoup, par exemple les archétypes de Jung, comme ceux du structuralisme de Lévi-Strauss. C’est parce que je suis né dans un milieu paysan au Chili : je ne suis pas paysan, mais mes grands-parents le sont et une bonne partie de ma famille, et c’est un milieu folklorique. J’habite depuis plus de trente ans en France, je suis quelque part français sans l’être. J’ai gardé mon accent, mais c’est presque une coquetterie ; par contre j’ai gardé par exemple les longues périodes de phrases. C’est Proust, mais c’est l’Amérique latine, le castillan qu’on parle en Amérique latine fait des phrases très longues, ça je l’ai gardé malgré le fait que ça ne se fait presque plus. Les Latino-Américains se font un devoir de parler avec des phrases courtes comme les Américains, comme Hemingway. Une raison pour laquelle je me suis intéressé à Proust est surtout la respiration de la langue, parce qu’en même temps c’est la respiration de l’image que je cherche à donner. Donner le temps d’installer le film que vous êtes en train d’imaginer, pendant que le métrage que vous êtes en train de voir passe, ce qui vous force à une certaine lenteur.
Dans le film, il y a plusieurs références qui dessinent l’architecture du temps : Debussy, Bastien qui lit Pascal, dans cette atmosphère particulière. Comment envisagez-vous cette question du temps et de la mémoire, très importante dans le film et votre œuvre en général - par exemple dans Dialogues d’exilés, qui date de 1974 - ?
Je ne sais pas comment répondre. Disons que je vais vous parler du folklore, qui imprègne le film parce que je m’intéresse aux rapports folklore-cinéma, au folklore tout court, à l’origine du folklore, si c’est une dégradation de la culture, une culture savante, des traces de ruines d’une religion, et comment ça se fait que des contes populaires existent dans différentes parties du monde, comme le conte qui est raconté de manière implicite dans ce film, c’est-à-dire l’histoire de la femme morte qui tombe amoureuse d’un homme vivant. Histoire racontée en Roumanie, en Russie, en France... Ça existe au Chili évidemment, c’est un conte des Indiens Mapuches ; ça existe en Chine. Au Chili c’est même un thème d’improvisation chez les poètes populaires. C’est un genre. On va improviser “par outre-tombe”. Le poète commence à improviser des poèmes autour d’une femme morte et d’un homme vivant ; ce sont des poèmes satiriques, mais qui font peur. Et ça aide à faire des films.
Donc ce film est aussi un peu votre improvisation poétique autour du thème ?
C’est un sandwich à plusieurs étages. Il y a la base folklorique, l’histoire, et je crois à la fonction imaginaire de ça. Cela ne veut pas dire que je crois aux fantômes, je n’en ai vu qu’un seul dans ma vie, tandis que mon voisin, qui est athée et laïque, a vu mon père, il écoute des voix, il a des fantômes qui lui téléphonent, alors que moi je ne suis pas forcément religieux, mais je n’ai pas la conviction d’un athée. On est quand même entouré de “résonances”. Si je n’aime pas trop les notions d’archétype et de structure, c’est parce que je les trouve trop liées à l’architecture, et pas assez à la chimie, la biologie. Je crois qu’il y a des corpus d’histoires qui sont comme des corps vivants. Alors ça, ce sont des convictions et ce sont des délires personnels d’un vieux professeur [rires]. Mais aussi, vous parlez de mémoire, il y a là des éléments de mémoire personnelle. Je me souviens de ces Allemands et de ces Autrichiens qui arrivaient au Chili avec tout leur imaginaire et toutes leurs manies, leurs habitudes qu’ils imposaient à tout le monde comme si c’était une chose qu’on ne pouvait pas faire bouger.
Cet aspect donne un côté comique au film : le personnage de Jean-Marc Barr arrive, et découvre qu’il est interdit de parler allemand dans la maison...
J’ai connu des personnages comme ça qui existent encore. Des gens qui arrivent dans une maison, qui viennent d’ailleurs. En Argentine surtout, au Chili aussi, au bord des lacs, il y a des lacs et des maisons suisses. On est là, il y a la Cordillère, mais on est entre la Suisse et l’Autriche. Les gens parlent la langue maternelle, qui se dégrade, l’allemand devient une langue qu’aucun Allemand ne comprend, même pas archaïque, et dans laquelle s’est infiltrée la syntaxe castillane. On met le verbe comme n’importe quel Castillan, au début et non pas à la fin de la phrase. Ils parlent le français parisien. Par contre, j’ai rajouté les “Est-ce que”, que les paysans chiliens utilisent à la fin de la phrase. “Je serai demain fatigué, est-ce que ?” Cette chose-là crée des petites conspirations, suivant l’idée de la langue qu’ils parlent. Ce ne sont pas des Nazis réfugiés, mais des gens qui sont arrivés vers la moitié du XIXème siècle, qui ont échappé à la famine, à la crise provoquée par l’unification et par les guerres allemandes. Ce sont des Catholiques bavarois, en général beaucoup de menuisiers, qui sont devenus subitement des seigneurs, et qui conservent toutes les prétentions de suprématie allemande ou autrichienne, intacte. Ils parlent le français parce que c’est la langue de la Cour, et ils amènent toutes sortes de statues, de reproductions de peintures...
La maison du film donne, avec ce décor, l’impression d’une sorte de musée au sein de la Cordillère, sur fond de jungle luxuriante !
Et il y a les palmiers ! Je ne les ai pas plantés, ils sont là. [rires]
Vous avez évoqué tout à l’heure les conditions du tournage : il faut tourner vite, avec un petit budget... Ce qui frappe est la texture de l’image vidéo : quel parti esthétique en tirez-vous ?
Je me suis abstenu de travailler la vidéo, de chercher une spécificité quelconque, tout d’abord parce que la vidéo change sans cesse. Le digital change tous les 15 jours, tous les 6 mois. J’étais en train de travailler en Angleterre pour un film avec un budget plus confortable, et en même temps très sérieux, avec un château encore (ce n’est pas moi qui les cherche !). C’est un film tourné avec la RED [caméra numérique haute-définition], une caméra très complexe, qui d’après moi a tous les problèmes du digital, et qui enregistre directement sur disque dur. Chaque fois on me dit : “Mais cette caméra peut tout faire”. Si elle peut tout, elle peut tout ce qu’on peut faire en 35mm. C’est comme si c’était du 35mm, mais dans le sens de la mise en scène, pas dans le sens où on recherche la qualité du 35mm. On cherche un autre type de qualité : ce ne sera pas la peinture à l’huile, ce sera la photo, par exemple, pour faire une comparaison. Je m’en suis servi exactement comme d’une petite caméra. On mettait des poids pour avoir le poids d’une caméra 35mm, une Mitchell. La lourdeur, ça veut dire que la caméra peut bouger très lentement, avec une certaine fixité. Je préfère ne pas entendre quand on me dit que c’est pareil, qu’en digital on va arranger après, parce que cet “après” n’existe jamais. “Après”, il n’y a pas d’argent. Donc je préfère travailler tout, là, comme du 35mm, et corriger tout de suite. Là, j’ignore quel va être le résultat en 35mm, parce que le film va sortir sur pellicule.
Est-ce que le travail avec la vidéo change quelque chose dans le rapport avec les acteurs ?
Oui. C’est pour ça qu’il vaut mieux faire par exemple des travellings à l’ancienne. C’était un peu court, deux semaines et quelques de tournage. J’ai pris les travellings, les mouvements, la lumière soft, mais il y a aussi des lumières à l’ancienne, avec des tonalités chaudes, des corps énormes. On baissait le diaphragme pour avoir des marges confortables, ne pas forcer... Quand on travaille comme ça, les comédiens s’habituent assez vite. J’étais sur un film, et quelqu’un a dit, à propos des caméras, qu’il fallait, quelle qu’elle soit, mettre des grues, des rails, des appareils lourds, pour impressionner les comédiens, de sorte que l’acteur puisse se sentir comme au théâtre. Donner au comédien une sensation de grand spectacle. Il y en a qui n’ont pas besoin de ça. Les comédiens, c’est comme les diabétiques... Il y a deux mille types de comédiens, il y a deux mille types de diabètes.
Et précisément sur La maison Nucingen, comment ont réagi les comédiens (Jean-Marc Barr, Elsa Zylberstein...) ?
Jean-Marc Barr est un aventurier, donc très bien. Il parle un peu espagnol, avec lui aucun problème. Je n’ai eu de problèmes avec personne.
On a souvent l’impression d’un rapport intime avec les comédiens. Il y a par exemple un moment de regard-caméra assez frappant, où Jean-Marc Barr se trouve à proximité immédiate avec le personnage du squelette. Est-ce quelque chose que vous recherchez par rapport au spectateur ?
Dans ce film oui, parce que c’est un huis-clos, c’est la claustrophobie, l’agoraphobie. Donc, il y avait cet aspect exilé, thème que je connais, et le sujet du fantastique, que tout le monde côtoie. Le seul pays où j’ai trouvé que les rapports avec le fantastique sont durs, c’est la France.
Dans quel sens ?
On ne parle pas des fantômes, parce que ça n’existe pas ; la lumière de la mort, c’est presque de mauvais goût... Et l’Angleterre, n’en parlons pas ! C’est un pays rationaliste, sceptique. En Angleterre, vous trouvez des gens qui vont à la messe et à l’Église tous les dimanches, et qui pratiquent par ailleurs une science, par exemple la biologie, où ils sont parfaitement sceptiques, ce qui ne les empêche pas de croire à des choses un peu farfelues. En France, il y a un jacobinisme. On a soutenu, et je le dis aussi, que le jansénisme et le jacobinisme, c’est la même chose, et que l’existentialisme, le maoïsme et le surréalisme sont des variations de cette tendance à chercher les spécificités et l’unification des différents éléments du monde (mental, spirituels...). [Il sort deux volumes de la bibliothèque.] Ce sont des interviews d’Oscar Wilde, mais vingt années après sa mort. C’est la seule édition, je m’en suis servi pour un autre film, pour décrire un état critique de l’esprit. C’est un peu comme un stroke, une crise cérébrale où les fonctions se lient et sont indéchiffrables. Ce sont comme les phénomènes que, selon les rationalistes, on peut toujours expliquer par le changement des composants du sang.
Un rationalisme excessif ?
Pour la plupart des neurologues positivistes, ce n’est que ça. C’est génétique, donc il n’y a rien à faire. On peut seulement le calmer. Ça [il montre The Bowmen, d’Arthur Machen], c’est un cas extrême, un livre un peu mythique, un conte patriotique. Pendant la Première Guerre mondiale, une bataille était perdue, et les Allemands allaient gagner. Et puisque les soldats étaient disposés à mourir, ils sont quand même restés là, et ils ont entendu des voix qui venaient d’une autre époque, des gens qui se parlaient en anglais archaïque, l’anglais de Robin des bois, de la bataille d’Azincourt. C’étaient des archers qui avaient sauvé l’Angleterre dans une bataille perdue, la bataille d’Azincourt, et donc ils ont gagné, sauvés par les fantômes. Ça a créé une espèce d’hystérie, parce que de partout il arrivait des lettres de gens disant qu’eux avaient été dans la bataille et qu’ils avaient vu les archers. Machen est rationnel, il s’est mis dans la triste situation de devoir expliquer que non, expliquer qu’il ne faut pas se laisser aller à l’hystérie...
Et il y a un moment où l’explication rationaliste devient mystique en elle-même !
Oui. Même les explications très rationalistes. Il y a par exemple une région du Chili où il y a des pierres avec des croix. Mais la Croix, pas n’importe laquelle. La Croix de Malte (comme les croisés dans les croisades), des conquistadors espagnols. Alors l’histoire, c’est qu’on a martyrisé un moine. Alors commence l’explication, c’est qu’effectivement, il y a des petites précipitations qu’on peut décrire dans la formation des pierres, et qui font que les pierres ont cette forme. Le problème, c’est qu’il y a des pierres de toutes les tailles, et elles ont toutes la même forme. Alors on donne d’autres explications, des contre-explications, et à la fin, c’est plus économique de retourner à la légende [rires].
Est-ce que ça ne rejoint pas le vieux problème entre matière d’un côté, esprit de l’autre, où pour les neurologues et les positivistes, tout est matière, tout est calculable selon une chaîne de causes, et pour les autres, tout est irréductible, il y a une sorte de substrat qui n’en est pas un et qui serait l’esprit ?
On est partis loin. Je peux vous citer Bertrand Russell. C’est drôle que la psychologie, qui était spiritualiste, soit devenue de plus en plus matérialiste, il y a même des techniques de guérison sur des bases matérialistes, tandis que la physique, qui était matérialiste, est devenue spirituelle. Et maintenant, on est arrivés au point de se demander “Est-ce que la matière existe ? Est-ce que le monde existe ?”. La solution chinoise doit être la meilleure. C’est l’humour qui fait le lien avec l’au-delà ; c’est le rire, enfin plutôt l’humour sous-jacent, l’humour caché. C’est un peu ce que j’ai cherché à faire aussi dans ce film, et dans la plupart des films. Soutenir le film par une espèce de réjouissance secrète.
C’est vrai qu’on ne rit pas ouvertement dans le film, mais on a des moments de pétillement...
Dans les festivals à Londres, les gens riaient aux éclats ! A deux moments surtout. A l’apparition des paysans, parce que c’est une maison abandonnée, et d’un coup il y a des gens partout. Le fou rire, c’était au moment où le personnage, qui est un rationaliste, dit aux gens qui sont de l’autre côté du rideau : “Il ne faut pas dire de bêtises, il ne faut pas dire n’importe quoi. Ce ne sont pas des vampires, d’ailleurs il n’y a pas de vampires au Chili, il n’y a pas de vampires en Patagonie, les vampires viennent des Carpates !”. Et là ils ont ri... Alors le rationalisme...Dans Camilla, adapté au cinéma par Vadim, un film pas mal d’ailleurs, on le dit : un fantôme, on le voit ou on l’entend. Si on le voit et on l’entend, ce n’est pas un fantôme, c’est un être vivant. Si vous entendez et ne le voyez pas, c’est un fantôme. Si vous l’entendez et ne le voyez pas, c’est un fantôme. Si vous l’entendez et vous le voyez, appelez la police, c’est un voleur.
Comment définiriez-vous le “drame” dans un film, au cinéma ?
Il n’y a pas de drame. La base du film, c’est un conte folklorique, chilien, germanique, français, du XIIème siècle, je crois, d’un chevalier dont la femme meurt. Lui reste inconsolable, et quelques années après, il se promène dans la forêt, et il la voit en train de danser avec d’autres femmes blanches (figure présente partout en Europe, au Chili, et qui annoncent la mort, des malheurs, les disgrâces...). Il voit sa femme, impeccable, en train de danser. Comme s’il l’avait vue la veille ou une heure avant, il lui demande : “Ça se passe bien pour toi ? J’aimerais bien que tu rentres à la maison”, et elle lui répond : “Mais bien sûr, mais il y a un petit problème, parce que c’est difficile de sortir de cette danse”. Finalement, il sort, il rentre à la maison avec elle. Elle meurt, et après lui, revient l’explication rationaliste. C’est qu’elle avait été kidnappée et remplacée par un monstre, une autre femme, qui avait été frappée par la peste noire, et cette femme-là, on l’avait habillée comme la femme du chevalier. L’explication rationnelle, là... Après, j’ai mélangé ça avec l’histoire de la femme morte amoureuse de l’homme vivant, et qui dit une chose très jolie, à un moment, dans une des variations de la légende, c’est une femme qui est morte il y a plus de cent ans. Elle se réveille parce qu’elle vient de tomber amoureuse d’un homme actuel. L’homme tombe amoureux d’elle. Ils sont fascinés. Il lui dit : “C’est dur de tomber amoureux d’une femme morte”. Et elle lui répond : “Pour moi ce n’est pas facile, parce que je suis aussi tombée amoureuse d’un homme mort. Parce que tu n’es pas encore né, mon ami. Tu vas être né d’ici à cent ans”. Alors voilà qu’une histoire folklorique bascule vers la science-fiction avec les jeux d’espace-temps, de correspondances, de coexistence, l’univers, la multiplicité des univers, etc... C’est pour ça que le folklore est quelque part très actuel.
Dans un entretien de 1974 avec Serge Daney, vous parliez de la “responsabilité” du cinéaste. Aujourd’hui que presque trente ans ont passé, quelle est votre conception de cette responsabilité du cinéaste ?
En ce moment, mes affaires politiques sont réduites à examiner de près et quelque part combattre le système d’évaluation, dans tout. Qu’est-ce qui fait qu’un film est meilleur qu’un autre, qu’un élève est meilleur qu’un autre, qu’un système de recherche doit être aidé et non pas un autre... [Il sort un livre posé non loin.] On dirait que j’ai préparé tout ça... [rires] L’idéologie de l’évaluation, c’est récent.
Vous parlez de milieux très différents, comme le cinéma ou la recherche...
Comme le système est géré mondialement par la banque mondiale, parce que tous les services de recherche doivent passer par de l’argent privé qui implique notamment des affaires avec les impôts, ce sont des systèmes où il y a des sommes d’argent mondiales et qui passent par une bureaucratie terrible. Donc quand on parle de responsabilité, je pense plutôt à cet aspect-là. La règlementation peut nuire à la qualité de la recherche, amener à la normalité. Un film qui ne donne pas ses propres règles de lecture, qui ne fait que répondre et qui ne pose pas de questions, qui n’est pas fait d’énigmes et de mystères, ce n’est pas un film digne d’être vu. J’avais inventé une formule, mais après même Godard l’utilise, tout le monde l’a reprise : un film n’est valable que dans la mesure où il vous regarde autant que vous le regardez. Je voulais dire quelque chose de très simple, de très concret : dans un film fait par photogrammes, à cause de l’obturateur, on a une marge de noir qu’on voit, et qui est éparpillée dans le film. La question est : est-ce que ça s’accumule, ou non ? Dans ce noir qui est éparpillé, est-ce qu’on projette le film qu’on est en train de voir, mais déjà passé par le biais de sa propre imagination ? C’est le même film, légèrement décalé, qui se lit très bien en parallèle avec le film. C’est une hypothèse qu’on peut prouver... ou pas. Mais ce qu’on sait, c’est que sur trois heures, on a quarante minutes de noir total.
Pourtant, La maison Nucingen n’arrête pas de poser des énigmes et des pistes au spectateur. On est dérouté comme en entrant dans un territoire singulier, on pressent des chemins de traverse...
Ça n’a pas été la réaction des journalistes. Le problème de la critique actuelle, c’est qu’ils voient les films avec un miroir rétroviseur : ils voient le film, et ils voient les autres films pour comparer. C’est très illustratif de voir l’interview de Thierry Frémaux, il y a deux jours au Monde, où on comprend que son modèle c’est le sport, la Coupe du Monde, et qu’en même temps il faut avoir dans la compétition du festival une attitude sportive : plus de tout, plus d’éclat. La vitesse à laquelle la notion de cinéma d’auteur, qui est une notion assez rigide aussi. Un auteur, c’est un homme qui fait toujours le même film. Mon problème, c’est que j’aime faire toutes sortes de films, et je n’aime pas faire des films avec un seul sujet. Dans ce genre de films, ce sont pourtant des fictions qu’on croit avoir vu mille fois, mais qui n’ont pas de pitch, c’est-à-dire qu’on ne peut pas résumer en une phrase. Il y a l’histoire des fantômes, l’histoire d’une conspiration familiale : même si c’est une conspiration soft, on peut penser au crime... Et les fantômes sont francophones...
Propos recueillis à Paris le 13 mai 2009
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