Les entretiens aVoir-aLire
Le 20 janvier 2011
Alors qu’Incendies, adapté de la pièce de Wajdi Mouawad, signe le renouveau du cinéma québécois sur les écrans français, retour sur une œuvre dense et vertigineuse, en compagnie de son réalisateur.
- Réalisateur : Denis Villeneuve
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Loin des yeux, loin du cœur... Les salles obscures françaises sont étonnamment peu informées des cinématographies francophones venues d’ailleurs, et lorsqu’un auteur soumet au public son film, celui-ci peut faire faillite ou faire date. C’est ce second cas de figure que l’on souhaite de tout cœur au très beau film du québécois Denis Villeneuve, Incendies (adapté de la pièce de Wajdi Mouawad), qui nous entraîne dans les sales affaires de la guerre et de la mémoire. Retour sur une œuvre dense et vertigineuse, en compagnie de son réalisateur.
aVoir-aLire : Le texte de Wajdi Mouawad est souvent lyrique, voire emphatique. Cela a-t-il été un un obstacle pour l’adaptation de la pièce ?
Ça n’a pas été un obstacle, dans la mesure où je l’ai massacré ! [Rires] J’ai été profondément inspiré par la pièce. J’ai essayé de retenir les idées que j’avais ressenties derrière les images ; j’ai essayé de retenir les émotions, les impressions, et de les traduire en cinéma par la suite, mais dans une direction complètement différente. Quand Wajdi m’a accordé les droits, il m’a donné carte blanche : je pouvais faire ce que je voulais, j’avais une liberté totale. Il m’a donné la possibilité de complètement me tromper. Je crois qu’il y a plusieurs manières d’adapter Incendies, mais celle qui m’apparaissait la plus probante, c’était vraiment de m’éloigner le plus possible de lui, et de retourner à la source. Il m’a donné quelques clés d’inspiration, des textes, des images, et je suis reparti à l’origine des idées, puis complètement dans une autre direction. La pièce est restée comme une référence tout au long du processus d’écriture, et même à la mise en scène et au montage ; je savais que son équation mathématique fonctionnait. C’est vrai qu’à chaque fois qu’un personnage ouvre la bouche dans Incendies, c’est pour dire un monologue qui dure trois pages. Moi, j’avais la permission de « massacrer ».
D’où la forme en chapitres, qui rappelle une sorte d’antécédent littéraire ?
Tout à fait ; j’avais une volonté de conserver une idée de chapitres, pour souligner les mots, l’origine du projet que représentaient les mots. C’est un hommage, en ce sens. Wajdi, pour que son équation fonctionne, utilisait beaucoup le procédé de la répétition. Il y avait là un rapport à la tragédie, mais cela permettait aussi de faire effet de mémoire, pour que le spectateur suive l’histoire et que la mécanique opère bien. De mon côté, je ne pouvais pas avoir cet effet de répétition-là, donc j’ai décidé d’appuyer certains mots et endroits-clés. Moi par exemple, je retiens jamais les noms des personnages au cinéma ! [Rires]
Pourtant, il y a des effets mnémoniques forts dans le film (la séquence du début, le gros plan sur le talon, la chanson de Radiohead...). La mémoire individuelle, tant que la mémoire collective, sont très présentes. Cela a-t-il été un thème déterminant ?
Je dirais qu’il y a cette idée de mémoire inconsciente, de marquage au fer rouge de la mémoire, et d’une certaine forme de colère qui se transforme en haine et habite l’enfant tout au long de son évolution. L’enfant doit se libérer de ce passé pour arriver à être présent, devenir un adulte et trouver une pensée véritablement libre. Il fallait partir de cette colère-là : c’était un des thèmes centraux du film.
Le film se déroule dans un pays fictif. Comment, par rapport à cette fictionnalité, avez-vous préparé le film ? Vous êtes vous tout de même aidé de documents historiques ?
Tout ça a été préparé avec beaucoup d’angoisse, parce qu’il n’y a rien de pire que d’être dans un espace imaginaire, et de vouloir en sorte qu’il y ait de l’authenticité dans la culture présentée à l’écran. C’était un cauchemar, mais... nécessaire. La pièce s’inspire de certains événements (comme la guerre civile libanaise), mais Wajdi a bouleversé la chronologie, et il a changé les noms, les faits... Les gens soupçonnaient qu’il parlait du Liban, parce qu’il était libanais et que certains événements-clés faisaient référence à des choses précises. Mais à part cela, il y avait dans la pièce une vraie universalité, que j’ai essayé de retrouver avec le film ; curieusement, pour être dans l’imaginaire, il faut une grande précision. On doit être encore plus maniaque que lorsqu’on décrit la réalité. On a vraiment épousé la culture du Sud du Liban, tout en conservant une distance poétique avec cette culture. Par exemple, la langue qui est parlée dans le film, l’arabe, n’est pas un arabe libanais ; il vient plutôt du Nord de la Jordanie. Pour les vêtements, les décors, on s’est inspiré d’une très longue recherche visuelle, qui a été faite sur le Liban des années 1970 et 1980. On a essayé d’être le plus proche possible de la réalité, tout en conservant une certaine distance.
Le film a-t-il du coup aussi une valeur documentaire ?
Absolument pas ; le film décrit une époque où beaucoup de vérités s’affrontent. C’est la guerre civile, il y a dix-sept factions en conflit, avec des points de vue radicalement différents ; ce n’était pas possible pour moi de décrire un événement avec un regard juste - j’avais toujours ma distance canadienne. J’avais envie de m’enfoncer dans un certain mensonge : le film peut avoir une valeur émotive par rapport à ces événements-là, mais pas factuelle du tout. Cependant, l’équipe de Libanais qui travaillait avec nous était profondément touchée par l’authenticité des décors et des costumes, et je sais qu’on s’est rapprochés d’une certaine réalité.
Où ont été tournés les extérieurs ?
On a tourné en Jordanie, en majorité au nord d’Amman, près de la frontière israélienne, et une autre partie près de la frontière syrienne. On a tourné aussi dans le vieux Amman. Par exemple, j’ai des scènes de désert (là où est située la prison) qui font vraiment appel à l’imaginaire de la pièce, parce que ça n’existe pas. C’est le genre de détail qui est géographiquement impossible, et qui crée une distance souhaitable avec la réalité.
L’espace imaginaire de la pièce s’est donc transformé en un autre espace imaginaire, cinématographique celui-là ?
Oui, c’est une liberté que j’ai prise, un pari, parce que ce qui est dangereux, c’est si le spectateur ne croit pas à la proposition. Mon objectif était que ma mère aille sur Google en sortant du film pour voir où était situé Daresh. [Rires]
Comment avez-vous préparé le film avec les comédiens ?
Chaque comédien est une bête différente. En général, je n’aime pas les répétitions ; le travail que je fais en répétition est souvent un travail d’apprivoisement : il s’agit d’apprendre à connaître la personne qui est en face de moi, de savoir quel vocabulaire utiliser pour communiquer avec elle, d’établir une complicité. Le travail est souvent plus intellectuel par rapport au personnage, au départ. C’est vraiment du cas par cas.
Le choix des comédiens a-t-il été un processus facile ?
Cela dépend des personnages : il y en a que j’ai trouvés facilement, d’autres qui ont été extrêmement longs et fastidieux à trouver. Une grosse partie du casting arabe s’est faite avec des comédiens amateurs à Amman, particulièrement avec des réfugiés irakiens qui avaient besoin de travail, et qui avaient envie de participer au film. Voir la guerre sous l’angle des victimes, c’est quelque chose qui leur parlait beaucoup. Ca a été un très long casting. Curieusement, l’un des personnages les plus simples a été celui de Lubna Azabal : elle s’est imposée assez rapidement. Les jumeaux par contre ont été beaucoup plus longs à trouver ; j’ai trouvé Mélissa Désormeaux-Poulin à la suite d’un très long casting que j’ai fait au Québec, et Maxim [Gaudette] également.
La pièce est une pièce politique. Est-ce une dimension que vous avez voulu conserver dans le film ?
Tout à fait. J’aime beaucoup les histoires qui opèrent sur plusieurs niveaux en même temps : l’intimité, la famille, le clan, la ville, la société, une région complète... C’est assez impressionnant comment Wajdi arrive à traiter les thématiques de la colère de l’individu au social, et j’ai essayé de conserver ça le plus possible.
Pensez-vous avoir la même approche que celle de Wajdi, sur ce point-là précisément ?
Je n’en ai pas parlé avec lui, non. La différence, c’est qu’il n’y a pas de tribunal dans le film. C’est quelque chose de plus douloureux, parce qu’il n’y a pas de jugement à la fin. Cette question m’a beaucoup hanté et me hante encore : je ne sais pas à quel point c’est une erreur d’avoir enlevé ce tribunal. La fin du film est inspirée d’un témoignage que j’avais entendu, à propos d’une personne qui avait reconnu son bourreau à Toronto ; c’est d’ailleurs une histoire qui m’a été amenée par Wajdi d’ailleurs. Je la trouvais à la fois effrayante et vraisemblable, et plus puissante que l’histoire du tribunal. C’est la grande différence d’adaptation.
Ce qui est très beau justement, c’est qu’on termine le film peu de temps après ce grand pardon, qui adoucit un peu la violence générale...
Ce qui m’avait profondément touché, c’est que Wajdi ne soit pas cynique, qu’il ait espoir, et j’ai essayé de conserver cette ouverture à la fin. De ce point de vue, le texte d’Incendies me donne beaucoup, il est très généreux.
Wajdi Mouawad est une « superstar » du théâtre. Le film, quant à lui, a très bien marché au Québec. Cela tient-il selon vous à l’universalité qui est présente dans le texte de Mouawad ?
Il faut rendre à César ce qui appartient à César ; je pense que le film a connu un beau succès chez nous grâce à Wajdi et à la force de ses idées. Le film a bien marché dans les festivals, il a été vendu partout dans le monde, mais je ne sais pas comment il va rencontrer les publics dans différents pays à partir de maintenant. C’est là que je vais voir comment il rejoint un public peut-être moins spécialisé qu’un public de festival. Le public cinéphile a été profondément touché, et cela tient au fait que j’ai essayé d’être le plus près possible des idées de départ de Wajdi, qui sont des idées extrêmement belles, fortes, et qui de fait ont une portée très universelle.
Est-ce que vous vous verriez écrire un texte en collaboration avec un auteur de théâtre, Wajdi Mouawad ou autre... ?
Ce serait un profond bonheur si j’avais le privilège un jour de travailler avec Wajdi Mouawad ; je signe tout de suite ! [Rires] Mais je ne serais pas capable d’écrire du théâtre. J’adore le théâtre, j’en vois de plus en plus, et cela m’inspire beaucoup, mais je ne serais pas capable d’en écrire.
Wajdi Mouawad a-t-il vu le film ? Avez-vous recueilli son avis ?
Tout à fait. J’ai une grande pudeur à mettre des mots dans la bouche de Wajdi, parce que c’est quelqu’un de très sophistiqué, qui n’apporte pas de réponses simples. Je n’ai pas envie de trahir sa pensée, mais je dirais qu’il a été très généreux avec moi ; il a en tout cas beaucoup aimé les personnages féminins dans le film. Pour lui, ça a été très impressionnant de voir ses personnages incarnés à l’écran. Mais il faudrait lui poser la question à lui, pour avoir la réponse complète !
Propos recueillis à Paris le 5 janvier 2011
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