Le 6 novembre 2012
- Réalisateur : Ami Livne
- Acteur : Adnan Abu Wadi
Sharqiya, en salle le 7 novembre
A l’occasion de la sortie de Sharqiya, rencontre avec le cinéaste israélien Ami Livne et son comédien principal, Ednan Abu Wadi.
A l’occasion de la sortie de Sharqiya, rencontre avec le cinéaste israélien Ami Livne et son comédien principal, Ednan Abu Wadi.
A deux, ils ont surmonté l’une des difficultés majeures qui peuvent affecter un film, et en particulier un premier film - le problème de l’incarnation. Pas un seul instant, nous ne mettons en doute l’existence de Kamel, ce vigile bédouin au dos légèrement courbé, qui chaque jour parcourt des kilomètres depuis son "village", trois baraquements menacés de démolition. La réussite de Sharqiya tient aussi à la manière dont, en abordant un sujet qui lui était biographiquement étranger, Ami Livne s’est réapproprié, sans le calquer, un discours de contestation sociale qui prend une couleur unique, et se déploie en sourdine, sur toute la longueur du récit.
Cette caméra qui ne quitte pas le visage et les épaules de Kamel, on l’imagine suivre le regard du cinéaste sur son (non-)acteur, et nourrir l’évolution in situ de la construction du personnage. De deux parcours et modes de vie radicalement différents - Tel-Aviv et le cinéma d’un côté, le désert et l’univers bédouin de l’autre -, naissent pourtant une curiosité et une complicité palpables lorsque nous rencontrons Ami et Ednan. Plus tôt dans la matinée, ils ont beaucoup marché dans Paris et reviennent tout juste de leur balade ; on sent immédiatement la qualité d’écoute et de confiance qui existe entre eux. En passant par l’anglais et l’hébreu, ils ont répondu à nos questions.
C’est la première fois qu’arrive en France un film israélien sur un tel sujet. Dans quelle mesure avez-vous voulu faire émerger une parole bédouine, et insuffler votre propre point de vue sur la question ?
Ami Livne : L’idée du script est venue du scénariste, Guy Ofran, qui suivait le même cours de scénario que moi. En classe, il a pitché une idée de scénario dont il avait écrit une version, et qui tournait autour de trois histoires connectées entre elles, dans une gare. L’un des personnages était celui d’un vigile bédouin. Quand j’ai lu cette première version, j’ai dit à Guy que ce vigile était le personnage le plus intéressant, et que nous devrions nous concentrer sur lui. Nous avons commencé à travailler dessus à deux, et à faire des recherches, parce que nous avions jusque-là des idées très générales sur la question. Comme nous habitons tous les deux à Tel-Aviv, nous sommes partis dans le Sud pour visiter des villages, rencontrer des Bédouins, et écouter leurs histoires personnelles. Peu à peu, nous avons compris qu’il s’agissait d’un sujet très sérieux, à traiter avec le sens de la responsabilité, alors que la première version avait un ton un peu comique. Ce fut donc un processus complet ; je n’ai pas mis la main sur le scénario et décidé de le faire. Dès que j’ai entendu parler du personnage, j’en suis tombé amoureux ; j’avais même une idée avant de commencer à travailler, à propos d’un vigile qui voudrait devenir un héros, mais je n’avais pas assez de matière. Lorsque j’ai entendu l’idée de Guy sur les Bédouins, je me suis immédiatement senti en connexion, d’abord en raison du personnage du vigile, et ensuite à cause du contexte des Bédouins, qui est devenu beaucoup plus fort que l’intrigue elle-même.
L’une des particularités du film est l’introversion du personnage de Kamel. Nous n’en voyons que la surface, mais nous sentons une émotion très forte au-dessous. Comment avez-vous construit à deux un tel personnage, en continuant à faire ressentir une vague émotionnelle permanente ?
Ami Livne : Lorsqu’Ednan et moi avons commencé à travailler, après notre rencontre, le scénario était presque terminé. Nous avons modifié quelques éléments avant le tournage pour adapter le scénario au budget et aux lieux de tournage, mais j’ai seulement donné le script à Ednan quelques jours avant le tournage, pour qu’il connaisse l’histoire. Pour lui, se mettre dans la peau du personnage n’a pas été très compliqué, parce qu’il vit dans un village non reconnu par l’Etat, semblable à celui qu’on voit dans le film. Il a également travaillé comme vigile ; par conséquent, il sentait qu’il « était » le personnage. Je n’ai rien eu à lui apprendre, tout ce qu’il fait dans le film a des résonances dans sa propre vie.
Un autre personnage très intéressant dans le film est celui de Nadia, la femme qui vit avec Kamel et son frère. Elle veut faire des études, mais son mari l’en empêche ; et d’un autre côté, la communauté israélienne ne la reconnaît pas non plus. Comment vous est venue l’idée d’un personnage souffrant de deux types d’oppression, politique et domestique ? Quelle a été votre relation avec l’actrice ?
Ami Livne : Quand j’ai commencé à rechercher des comédiens, j’ai très vite compris qu’il n’y avait pas d’acteur Bédouin professionnel… et surtout pas de femme. Je me suis rapproché d’un théâtre amateur dans une ville bédouine du nom de Rahad, où se trouvaient quelques acteurs. Je leur ai fait passer des castings, et leur ai demandé s’ils connaissaient des actrices. Ils m’ont répondu que non, et qu’en cas de rôles féminins dans une pièce, ils déguisaient simplement les hommes. C’est dur convaincre une femme de jouer, et ce n’est pas une idée vraiment acceptée par les familles, parce que les femmes jouent devant un public où il peut y avoir des hommes. L’actrice qui joue Nadia est une Arabe israélienne de Nazareth, dans le Nord du pays. Elle est venue passer le casting, mais elle n’avait jamais suivi de cours de théâtre ; c’est aussi la raison pour laquelle je l’ai choisie. Je sentais qu’elle avait cette qualité de « non-actrice » que je recherchais, parce que tous les autres personnages étaient joués par des non-acteurs. Je voulais que tout le monde soit sur le même registre.
Quant au personnage, il se base sur ce qui a émergé de nos recherches, et nos propres impressions de la société bédouine. Il n’est pas aisé pour les femmes de sortir du village. Certaines font des études à l’université, mais cela dépend de l’endroit où elles vivent et de la famille dont elles sont issues (la majorité demeurant assez traditionnelles). Les choses sont en train de changer, et depuis quelques années ces familles s’ouvrent davantage…
Vous avez mis du temps à vous trouver l’un l’autre. Comment cela s’est-il passé ?
Ami Livne : Pour moi, le processus a été long, à peu près 6 mois. J’ai commencé à faire passer des castings dans ce théâtre bédouin de Rahad, et comme personne ne me semblait réellement convenir, j’ai demandé aux acteurs de me présenter leurs amis intéressés par leur rôle… J’ai ainsi auditionné en quelques mois près de 40 Bédouins, tous non-acteurs, mais je ne trouvais toujours pas. A ce moment-là, les producteurs et moi commencions à être un peu frustrés, et nous nous sommes tournés vers des acteurs arabes professionnels. Ils étaient très bons, mais nous sentions que nous avions perdu en authenticité : ce n’étaient pas des Bédouins et moi non plus, alors que nous étions censé traiter ce sujet. J’ai recommencé à chercher des Bédouins, en obtenant des numéros, en rencontrant des gens… Un jour, j’étais censé rencontrer un type qui n’est jamais venu. Il m’a dit au téléphone que le cinéma, ce n’était pas pour lui ; mais il m’a donné le numéro de téléphone d’Ednan, et nous avons décidé de nous rencontrer.
Ednan Abu Wadi : J’ai reçu un coup de fil de cet ami, qui m’a dit que je devais rencontrer ce type qui voulait réaliser son film. Je me suis dit : « Je vais le faire et l’oublier aussitôt, tout ça n’est pas sérieux, mais je vais rendre service à cet ami ». J’ai ensuite rencontré Ami, et il m’a donné l’impression d’un réalisateur sérieux !
Ami Livne : Notre lieu de rendez-vous était situé à côté de l’autoroute. Il faisait nuit, j’essayais de voir si quelqu’un m’attendait… Nous avons convenu de faire des essais filmés, mais Ednan m’a dit qu’on ne pouvait pas aller au village. Il m’a emmené sous l’autoroute, dans un passage pour les moutons. Nous avons fait les essais avec les phares de la voiture pour seules lumières ! Je n’ai rien senti de particulier, il faisait nuit et j’étais fatigué, mais lorsque les producteurs et moi avons visionné les essais, nous avons vu qu’il se passait quelque chose et qu’Ednan exprimait des émotions très fortes. Nous avons fait venir Ednan à Tel-Aviv, et avons fait des essais, jusqu’à être sûrs qu’il était celui qui devait jouer Kamel.
Le film contient de nombreux plans très forts de Kamel qui marche dans le désert, des plans qui définissent le personnage par sa simple façon de marcher ou de se tenir. Est-ce que cette idée est venue en répétant avec Ednan ?
Ami Livne : Assurément. Lorsque j’ai commencé à répéter et à improviser avec Ednan, il m’appelait avant à chaque fois, pour que je vérifie l’horaire du bus : le bus passe une fois par heure, et Ednan doit marcher 3 ou 4 kilomètres dans le désert, de sa maison à l’arrêt de bus, et il ne voulait pas attendre au soleil. C’est sa vie, ainsi que celle des Bédouins ; pour aller quelque part, il faut marcher longtemps, car les villages sont éparpillés dans le désert. C’est cette réalité-là que j’ai essayé de montrer dans le film.
Vous avez fait vos premières armes dans le cinéma documentaire. Comment cela a-t-il influencé votre première approche de la fiction ?
Ami Livne : J’ai effectivement commencé par le documentaire. Mes premiers courts-métrages étaient des documentaires, parce que je me sentais plus à l’aise pour filmer que pour écrire. En commençant ce film, je n’ai pas décidé de lui donner un caractère documentaire. Cet aspect est advenu en premier lieu à cause du budget : nous n’avions que 12 jours de tournage, et après la première version de montage, nous avons pu tourner encore pendant 2 jours. Cette évolution s’est aussi faite en fonction des non-acteurs : j’essayais de les maintenir aussi naturels que possible, de les laisser faire ce qu’ils voulaient et ce qu’ils pensaient être juste. J’avais l’impression que la caméra portée et ce style « libre » étaient presque une nécessité ; on ne pouvait pas filmer autrement. Je voulais que le cadreur ait la liberté d’attraper l’angle juste, le cadre juste ; cet opérateur est très connu pour ce don qu’il a de sentir le personnage. On peut dire aussi que j’ai été influencé par les frères Dardenne, dont j’apprécie beaucoup les films. J’aime les petites histoires humaines qu’ils racontent, la manière dont ils se concentrent sur un personnage et gardent leur caméra très proche de lui. Mais à aucun moment, je ne me suis dit que c’était exactement ce que je voulais faire ; c’est resté pour moi une simple influence. Enfin, j’ai dit au chef-opérateur que je ne voulais pas de « beaux » plans du désert. Il en a fait quelques-uns, parce que c’est irrésistible, tellement ces paysages sont beaux, mais j’ai essayé de faire de cet environnement l’espace quotidien des Bédouins.
En regardant la scène de démolition, j’ai pensé à une séquence de Tsahal de Claude Lanzmann, celle à l’aéroport de Gaza, où les soldats israéliens passent minutieusement en revue les bagages, mais ne trouvent jamais rien. Simplement, c’est leur travail. Pensez-vous que l’emploi et le rôle des forces militaires et policières en Israël frôle le ridicule ?
Ednan Abu Wadi : Je suis d’accord avec votre observation. Puisque les Bédouins sont des citoyens israéliens, ils n’ont pas affaire à l’armée, mais à la police. Ils sont très agressifs, et pour les démolitions, ils viennent parfois à plus de 500. Pour le film, il n’y avait que 30 figurants, donc c’est une configuration très réduite. Mais dans la vraie vie, ils sont préparés comme pour une guerre, même quand ils ne viennent que pour 3 ou 4 personnes… Au quotidien, les policiers contrôlent les Bédouins sur les routes, vérifient leurs permis de conduire, en les traitant toujours de manière très agressive. Ils donnent aux Bédouins le sentiment qu’ils ne devraient pas être là, et qu’ils ne sont pas des citoyens comme les autres.
Il y a dix ans, la majorité des films israéliens qui parvenaient jusqu’en Europe tournaient autour du conflit avec la Palestine. Cette année, trois premiers films (Beautiful Valley de Hadar Friedlich, Le policier de Nadav Lapid, et le vôtre) traitent de problèmes au sein même de la société israélienne. Pensez-vous que ce changement de perspective soit lié à un effet « générationnel » ?
Ami Livne : On peut dire qu’une nouvelle génération de cinéastes israéliens est en train d’émerger. Chaque réalisateur travaille à son propre projet ; je connais très peu Nadav, nous nous sommes rencontrés à quelques reprises seulement, et j’ai simplement vu le travail de Hadar, sans la rencontrer. Il n’y a pas de lien direct, mais je pense que ces dernières années, les budgets alloués au cinéma israélien ont permis à de nouvelles voix de se faire connaître, et cette génération essaie de faire des films différents. Parfois, ils sont plus directement personnels – je crois que mon film est très personnel, même s’il ne se base pas sur ma vie –. Cette génération tente des films plus audacieux, et elle a davantage d’occasions de s’exprimer. Je me souviens que lorsque j’étudiais en école de cinéma, le premier film de Dover Kosashvili, Mariage Tadif, a eu un grand succès. Mais à cette époque, chaque génération ne produisait qu’un cinéaste qui avait la chance de faire un film, parce qu’il n’y avait pas assez d’argent pour tout le monde. Seuls un ou deux réalisateurs prometteurs obtenaient un budget réel. Maintenant, il y a plus de budget, et le coût de production des films a diminué. Notre budget total pour le film s’est élevé à 300 000$.
Pensez-vous que recentrer l’attention sur une minorité au sein de l’Etat d’Israël contribuera à modifier la représentation de la communauté bédouine ? Cette situation est-elle devenue un problème parce qu’Israël refuse de s’y intéresser, ou parce que le pays n’en est pas informé ?
Ednan Abu Wadi : Je pense que l’Etat est au courant des problèmes des Bédouins, et je ne suis pas sûr que le film changera beaucoup de choses en Israël. Par contre, le film tourne en festival, où il marche très bien, et dans le monde, les gens apprennent des choses sur la situation des Bédouins en Israël. J’espère que cela nous aidera d’une manière ou d’une autre. Mais je ne suis pas très optimiste.
Ami Livne : Je crois que les films changent peu de choses. Mais je sais que ce film apporte une reconnaissance plus grande pour les Bédouins que ne le ferait un documentaire. Il y a eu quelques documentaires sur les Bédouins et les démolitions de maisons, mais ils n’ont jamais reçu l’attention des médias. D’habitude, on les programme très tard, dans la dernière tranche horaire, et par ailleurs les gens ne regardent pas tellement de documentaires ; les films de fiction reçoivent beaucoup plus d’attention. Sharqiya a gagné trois prix au festival de Jérusalem ; je ne sais pas quel impact aura le film, puisqu’il n’est pas encore sorti en Israël, mais à la projection, Ednan est venu sur scène et a parlé de la situation des Bédouins. Les journaux ont mentionné cet événement, et le fait que sa voix avait été entendue. D’un coup, cela a fonctionné… Donc je suis un peu plus optimiste.
Etrangement, il est besoin de passer par la fiction pour identifier les problèmes…
Ami Livne : Les gens préfèrent s’échapper ; tant que le film relève de la fiction, il a davantage de succès. C’est aussi la raison pour laquelle je ne voulais pas faire un documentaire. Pendant que nous menions notre travail de documentation pour préparer le film, nous avons rencontré deux cinéastes qui faisaient des documentaires. Leurs films sont sortis, mais personne n’en a entendu parler. Je les ai vus parce que le sujet m’intéressait, mais la plupart de ces films passent inaperçus. Par ailleurs, certains documentaires « profitent » de la situation, ils ne traitent pas du problème d’une manière juste. Quand nous avons fait le film, Ednan a été payé, je ne suis pas juste venu filmer sa vie pour m’en aller ensuite. Nous l’avons impliqué dans le processus, il en a fait et en fait encore partie. Il est venu à Berlin, maintenant il est à Paris… Ca n’a pas changé sa vie… mais quand même juste un petit peu.
Propos recueillis à Paris, le 12 octobre 2012.
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